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La liberté associative consacrée dans les fondements de la loi de 1901 est-elle aujourd'hui en sursis ? Au-delà des menaces de dissolution agitées contre certaines organisations dont la parole déplaît en haut lieu, un mouvement de fond plus général inquiète le monde associatif et certains élus. Le remboursement des subventions, rendu possible depuis 2022 par le Contrat d’engagement républicain (CER), pourrait très vite se généraliser. Le Conseil d’Etat n’y a rien trouvé à redire, en tout cas, lors d'une audience le 30 juin dernier. De quoi réveiller de mauvais souvenirs parmi les défenseurs des libertés publiques, qui craignent une auto-censure des forces vives de la société civile, après les récentes attaques contre Alternatiba ou la Ligue des droits de l'Homme.
Est-il encore permis aux acteurs associatifs, en France, en 2023, d’exprimer des opinions, d’interpeller nos concitoyens ou de mener des actions susceptibles de contrarier les élites politiques à la tête des institutions les finançant en tout ou partie avec l'argent public ? Ou n’ont-ils d’autres choix que de mettre en sourdine leurs remontrances, sous peine de se voir couper illico leurs subventions émanant d’une collectivité territoriale ou de l’Etat ? Devront-ils se conformer, à l’avenir, aux vues de certains ministres et d’élus locaux aux accents autoritaires et relayer promptement des messages politiques plutôt que leurs propres idées ?
Penser que les libertés associatives ne seraient aujourd’hui menacées que par les procédures très médiatiques de dissolution engagées par le ministre de l’Intérieur à l’encontre de divers groupuscules d'extrême-droite mais aussi de mouvements citoyens – encore Les Soulèvements de la Terre, dernièrement – serait une erreur. Pour rappel, le monde associatif avait repéré un premier signal faible à la fin de l’année 2020 : à la suite d’un « dialogue de sourd » qu’elle avait organisé entre la ministre de la Jeunesse et des jeunes n’ayant pas l’habitude de prendre part au débat public, la Fédération des centres sociaux s’était vue auditer de fond en comble. L’entrée en vigueur du « Contrat d’engagement républicain » (CER) voilà dix-huit mois, par-dessus cette première inflexion, a ressuscité toute une série de questions que l’on pensait désuètes…
Derrière les dissolutions, le spectre du CER
Institué par la loi contre le « Séparatisme » et imposé depuis début 2022 à toute association touchant des deniers publics, selon des modalités fixées par un décret d’application rédigé par le ministère de l’Intérieur – le détail a son importance, on y reviendra –, le principe du CER a d’emblée suscité l’inquiétude du monde associatif. Non sans raisons, peut-on aujourd’hui confirmer avec un peu plus de recul : ce dispositif n’aurait, jusqu’à présent, pas tant servi à encadrer des structures communautaristes ou prosélytes aux comportements ouvertement anti-républicains, qu’à rappeler à l’ordre ou réprimer des militants de « l’éduc pop’ », environnementalistes, féministes, politiques ou syndicaux… Rien de surprenant, aux dires du chercheur Julien Talpin, qui avait déjà souligné les paradoxes de certains suppôts de l’Etat s’évertuant à délégitimer toute tentative d’auto-organisation collective, en parallèle de leurs injonctions à prendre part aux décisions publiques ! Allez comprendre...
Concrètement, le CER a d’abord été mobilisé contre le Planning familial de Châlon-sur-Saône par la mairie s’étant désengagée de son financement au nom de la laïcité. Puis, en fin d’année dernière, par la préfecture de la Vienne pour exiger d’Alternatiba – qui avait eu l’outrecuidance d’envisager une formation à la désobéissance civile – le remboursement d’une subvention émanant de la ville de Poitiers. Et agité de façon véhémente dans plusieurs autres cas également. Coupable d’avoir aidée une association luttant contre un projet d’extension d’aéroport dénoncé y compris par certains maires, la Maison régionale de l’environnement et des solidarités (MRES) de Lille ne fût pas loin de passer sous les fourches caudines du préfet du Nord et de la région Hauts-de-France… Plus récemment, ce fût au tour de la Ligue des droits de l’homme (LDH) – engagée dans la défense des droits et libertés – de se retrouver à son tour dans le collimateur du gouvernement, à la suite des affrontements à Sainte-Soline, fin mars 2023. Tout cela, à chaque fois, donc, au nom d’une certaine vision de la laïcité ou de l’ordre public.
Inquiétudes autour de la liberté associative
Les protestations d’élus – de communes participatives essentiellement, mais pas que – n’y ont rien fait, pour l’heure. Ni celle du Défenseur des droits, ou encore du vice-président de l’AMF, André Laignel, qui appelait dans la Gazette des communes Gérald Darmanin à « ne pas se mêler de la façon dont les collectivités subventionnent les associations, ou alors qu’il interdise celles que l’on ne doit pas financer. » Près d’une vingtaine d’organisations associatives et syndicales se sont alliées derrière le Mouvement associatif, qui défend le rôle de « chien de garde » de la démocratie joué par les structures défendant les droits et libertés de leurs citoyens ainsi que leur « pouvoir d’agir », avec l'idée d'ester en justice pour faire bouger les lignes. Elles dénonçaient le décret 2021-1947 à l’origine du Contrat d’engagement républicain et réclamaient sa suspension. Au motif que les hauts-fonctionnaires de l’Intérieur auraient dépassé l’esprit de la loi Séparatisme, en permettant à des préfets zélés de détourner cet outil de son usage théorique pour contrôler les prises de position publiques d’associations critiques, outrepassant ainsi l’intention du législateur. Une offensive administrative qui, en entravant ainsi l’exercice de la liberté d’association, fragiliserait selon eux bien plus les principes républicains qu’elle ne les conforterait, contrairement donc à l'exposé des motifs de la dite loi…
Lors d’une audience du Conseil d’Etat le 19 juin 2023, le rapporteur public – chargé de conseiller le juge administratif et dont l’avis est en règle générale suivi – Laurent Domingo avait ouvert la voie à quelques aménagements du CER. Sans remettre en cause le principe même de ce contrat, il appelait l’instance à préciser certains passages jugés trop « englobants » et « vagues » pour éviter d’attenter inutilement à ce totem républicain que représente la liberté associative. L’idée de cette réécriture partielle ? Que les actions de contestation, désobéissance civile et participation au débat public n’entraînent pas systématiquement pertes d’agréments et remboursement des subventions.
Invité à se prononcer sur les engagements inscrits dans le CER et auxquels les associations françaises sont dorénavant soumises, le Conseil d’Etat en a jugé autrement, vendredi 30 juin dans l’après-midi. « Contrairement à ce que soutiennent les associations requérantes, ces obligations sont définies de façon suffisamment précise », peut-on ainsi lire dans le compte-rendu de décision n° 461962, balayant les motifs d’espoirs auxquels les requérants avaient fini par se raccrocher. Sans nier une forme d’« ingérence » dans le fonctionnement des associations, le juge suprême estime en outre que ces atteintes à la liberté d’association telle que définie par la loi de 1901 poursuivent un « but légitime », donnant ainsi quitus au ministère de l’Intérieur dans leur conflit avec les associations.
Ingérences politiques
L’avocat au Conseil d’Etat et enseignant à Sciences Po Paris, Nicolas Hervieu, a immédiatement réagi sur Twitter, évoquant un jugement « lapidaire » de la plus haute juridiction administrative. Spécialiste pour sa part du monde des collectivités territoriales, son confrère Eric Landot évoque sur son blog un contrôle de proportionnalité « étrangement peu détaillé ». Avant d’illustrer : « c’est sans aucun développement que le juge affirme que les mesures de refus ou de retrait d’agrément ou de subventions ne limitent pas la liberté d’expression des associations. »
Quelles voix le Conseil d’Etat, le gouvernement et ses relais préfectoraux escomptent-elles bien étouffer, en protégeant ainsi un CER aux filets pour le moins élargis ? Une démocratie en bonne santé peut-elle véritablement faire l’économie d’une vie associative ou syndicale pluraliste ? Voici autant de questions de fond auxquelles l’exécutif serait bien inspiré de s’emparer et répondre dans les semaines à venir… Auquel cas, le Contrat d’engagement républicain aura peut-être eu, au moins, ce mérite : contribuer à relancer ce vieux mais nécessaire débat autour de l’autonomie financière des associations, pour mieux les protéger des ingérences politiques auxquelles seule l’extrême-droite nous avait habitué jusqu’ici, à l’échelle locale, à la fin des années 1990…