Quand la fermeture de la supérette du coin annonçait la crise des Gilets jaunes

Emilie Denetre

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Quand la fermeture de la supérette du coin annonçait la crise des Gilets jaunes

Supérette fermée

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Dans leur note d’analyse « Territoires, bien-être et politiques publiques », plusieurs économistes du Conseil d’analyse économique (CAE) - think tank au service de Matignon - ont pu corréler le lien, au départ intuitif, entre crise des Gilets jaunes et dégradation des conditions de vie dans certains territoires. Au-delà de l'approche économique, l’étude montre que la perte d’équipements privés et publics est au cœur de ce sentiment de déclassement et du mal-être ressenti.

Les élus comme l’ensemble des acteurs publics locaux et nationaux ont-ils été aveugles face aux signes matériels avant-coureurs de la crise sociale qui allait prendre forme autour des ronds-points ? Le Conseil d’Analyse Économique (CAE) a voulu en avoir le cœur net. « On a essayé de tester et de quantifier, avec des outils statistiques, un certain nombre d’hypothèses expliquant la survenue ou non d’événements de Gilets jaunes dans les communes de France aux mois de novembre et décembre 2018 » explique Philippe Martin, le président délégué du CAE. Cinq « facteurs » ont été ainsi passés au crible par les chercheurs : la perte d’équipements publics ou privés (école, gynécologue, petits commerces, etc.), le taux d’emploi, la fiscalité, mais aussi la vitalité des transactions immobilières et celle du tissu associatif. À noter, l’échelle très « territorialisée » sciemment retenue pour cette étude, à savoir celle de la commune, mais aussi la volonté d’évaluer l’évolution des « facteurs » ou des « hypothèses » dans les dix années précédente. Ainsi, si le taux d’emploi en novembre 2018 n’est pas prédictif en soi d’un événement Gilets jaunes, en revanche sa détérioration dans les années précédentes influe beaucoup plus. Enfin, les chercheurs ont également mené ce travail d’objectivation et de recoupement avec le taux d’abstention aux deux dernières élections présidentielles, 2017 et 2012.

Perte d’équipements, la vie qui s’en va

Et le constat de Yann Algan, Clément Malgouyres et Claudia Senik est sans appel : si la détérioration du taux d’emploi local est un facteur « robuste car systématiquement présent, d’autres facteurs apparaissent en réalité comme beaucoup plus prédictifs dans la survenue d’événements Gilets jaunes » explique Yann Algan, chercheur à Sciences-Po. Ainsi, la perte d’équipements publics ou privés arrive en tête des facteurs explicatifs. Le mouvement des Gilets jaunes n’était en effet pas un mouvement de chômeurs mais bien un mouvement d’actifs déclassés.

L’exemple le plus significatif est celui de la fermeture, dans les 5 ans qui précèdent, d’une supérette. Autant cet événement influe assez peu (+ 2 points) sur le taux d’abstention, autant cet événement apparaît comme majeur dans la survenue de mouvements Gilets jaunes. 30% des communes ayant perdu une supérette ont connu un mouvement Gilets jaunes contre seulement 8% de celles n’ayant pas connu cette perte. « Ce phénomène est d’autant plus prégnant que la supérette ou l’épicerie est souvent le dernier commerce à fermer dans une commune » plaide Clément Malgouyres (Institut des politiques publiques). « Ce qui est capturé ici, c’est bien une détérioration. L’épicerie ferme, mais avant il y a eu le café, la Poste, le médecin » plaide Claudia Senik (Sorbonne Université) qui estime que le mécontentement engendré par la perte de la supérette équivaudrait symboliquement(( Le Cae a utilisée une méthodologie consistant à exprimer en euros l'évolution du niveau de vie médian de la commune. Exemple : pour garder le même niveau de bien-être  suite à la perte d'un gynécologue, il faudrait en compensation augmenter le niveau de vie médian  de la commune de 6 000 euros par an. Une mise à une échelle commune qui e "doit pas s'interpréter au sens strict du terme, mais comme un moyen de comparer la puissance des effets des variables sur le bien-être.)) , dans un ménage, à la perte de 2155 euros de revenu annuel, c’est à dire un 13ème mois !

Des stratégies à l’échelle du territoire, les maires au centre

De ce travail, les chercheurs ont élaboré une série de recommandations. La première incite le gouvernement à revoir ses objectifs en termes de politiques territoriales en « prenant mieux en compte toutes les dimensions du bien-être et non plus les seuls critères économiques ». « Je suis coupable d’avoir écrit beaucoup de papiers sur l’efficacité de la concentration des activités économiques dans une même zone, par exemple une métropole » concède Philippe Martin. « Et si cette réalité demeure, il s’agit maintenant d’introduire une nouvelle dimension et de mesurer aussi les externalités négatives. C’est un arbitrage très compliqué à faire entre l’efficacité économique et l’équité territoriale ».

La seconde prescription, dans la continuité de la première, consiste à avoir un Etat accompagnateur et non prescripteur. Pour les économistes, ce fonctionnement en « Bottom-Up » est nécessaire avec comme acteur principal le maire ou le président de l’intercommunalité, le plus apte à définir les besoins de son territoire. Les chercheurs plaident d’ailleurs pour la suppression des Zones de Revitalisation Rurale (ZRR) inefficaces afin de réaffecter ses budgets dans des projets locaux.

Enfin, le CAE plaide pour plus de « lien social » dans les territoires et appelle le réseau « France Services » (qui doit se déployer dans les mois à venir afin de faciliter les démarches administratives des citoyens ruraux et des quartiers prioritaires) à la vigilance quant à la tentation du « tout numérique ».

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