Quand des collectivités locales assignent l’Etat en justice

Hugo Soutra
Quand des collectivités locales assignent l’Etat en justice

Le Conseil d'Etat à Paris

© Flickr-CC-F.Heijnen

Las des concertations sans lendemain, des maires sollicitent le Conseil d’Etat afin de protéger les droits de leurs habitants. Ils dénoncent le décalage croissant entre les paroles des gouvernements et les actes des collectivités.

La rupture est consommée. Lassés de la « désinvolture » du gouvernement et du « mépris » des hauts fonctionnaires, deux maires ont décidé de couper court à des négociations qu’ils jugent vaines pour en appeler à la justice administrative, c’est-à-dire au Conseil d’Etat. Damien Carême, maire écologiste de Grande-Synthe (Nord), et Azzedine Taïbi, maire communiste de Stains (Seine-Saint-Denis), ont tout deux décidé de quitter la table des négociations dressée par l'Elysée et le gouvernement, tous deux pour des raisons différentes. Le premier parce que sa commune est, plus que les autres, impactée par le réchauffement climatique ; le second parce que sa ville est minée par les inégalités.

Le 22 janvier dernier, la mairie de Grande-Synthe a donc déposé deux recours devant les juges du Palais-Royal. L’inertie des politiques nationales face au réchauffement climatique menacerait cette ville du littoral dunkerquois, et donc les droits fondamentaux de ses habitants. Alarmé par le dernier rapport du Giec, son maire Damien Carême s’est inspiré de la jurisprudence française (suite à la requête des Amis de la Terre, voir encadré) et internationale (voir l'affaire Urgenda). Ce qui rend son avocate, Corinne Lepage, confiante sur l'issue du procès : « Nous sommes en face d’une véritable révolution juridique, visible partout dans le monde. Le droit à la nature est en passe de l’emporter sur tout le reste, y compris parfois sur nos textes constitutionnels », expose celle qui fut la ministre de l’Environnement (1995-97) d’Alain Juppé.

Disparités choquantes

A Stains, le maire ne nourrit plus l’espoir de voir des « plans Marshall » et autres « groupes de travail Politique de la ville » améliorer le quotidien de ses administrés. Epaulé par un avocat, un consultant en finances locales, des économistes et des sociologues, Azzedine Taïbi s’apprête à emprunter la même stratégie d’ici la fin du printemps.

Ce qui l’a décidé à saisir la plus haute juridiction administrative française ? La publication d’un rapport d’évaluation de deux députés (LR, LREM) qui « atteste d’une rupture d’égalité en Seine-Saint-Denis ». Une démarche soutenue par le sénateur (LR) Philippe Dallier : « Osons faire feu de tout bois (…) Si je continue, à titre personnel, à négocier avec le premier ministre, la voie judiciaire peut être un outil pour forcer les services de l’Etat à rééquilibrer leurs moyens (humains et financiers) et les flécher vers nos habitants. »

Arbitrage

L’idée de ces deux élus n’est pas tant d’obtenir des compensations financières, que d’enjoindre l’Etat à en faire davantage. « L’intérêt du recours contentieux, c’est bien d’introduire des éléments factuels et contradictoires dans la négociation avec le gouvernement français, qui communique beaucoup mais agit peu », décrypte Corinne Lepage. Le procédé ne fait qu’émerger en France, mais plusieurs villes américaines l’utilisent déjà pour s’opposer au gouvernement fédéral. Les mairies de Paris, Madrid et Bruxelles ont, de leur côté, ainsi obtenu devant la Cour de justice de l’UE que la Commission européenne revienne sur le « permis de polluer » accordé aux constructeurs automobiles jusqu’en 2021. D'autres décideurs locaux en conflit avec les hautes sphères du pouvoir poursuivront-ils leurs joutes politiques dans les prétoires du Conseil d'Etat ? Verra-t-on bientôt des recours de maires de villes françaises exposées à une forte pollution ou de territoires ruraux s’estimant abandonnés par l’Etat ?

Une procédure juridique encore confidentielle en France...

Damien Carême et Azzedine Taïbi sont les premiers élus locaux à porter plainte contre l’Etat français et à avoir annoncé être prêts, s’il le faut, à porter le fer devant la Cour européenne des droits de l’homme. Pour l'heure, en France, la judiciarisation des rapports de force était surtout l’œuvre d’ONG ou de militants écologistes comme Sandrine Rousseau. Cette stratégie s'est même déjà révélée payante. Saisi par l’association Les Amis de la Terre en 2006, le Conseil d’Etat a condamné onze ans plus tard la France à respecter ses engagements européens afin d’améliorer la qualité de l’air. Mi-mars 2019, le collectif L’Affaire du siècle a déposé un recours en plein contentieux devant le tribunal administratif de Paris. Pointant les carences fautives de l’Etat, ces ONG réclament la « réparation de leurs préjudices moraux » et l’adoption de « toute mesure utile » pour la lutte contre le réchauffement climatique.

« L’Etat est trop occupé à courir derrière les lobbies »

Grande-Synthe (59)• 24 000 habitants

Le réchauffement climatique, une menace pour le Nord ? Alors que le trait de côte ne cesse de grimper près du polder sur lequel est bâti Grande-Synthe, son maire Damien Carême (EELV) s’interroge sur l’efficacité de son système d’écluses : « La multiplication des précipitations et la montée des eaux nous rendent de plus en plus vulnérables aux risques d’inondations. Les collectivités locales sont en première ligne dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais elles ne résoudront pas seules ce défi. Qu’il s’agisse d’autonomie alimentaire, de gratuité des transports en commun, de logements économes en énergie ou d’éclairage public led, la ville comme l’agglomération agissent. Les habitants sont eux-mêmes acteurs de ce changement, grâce à l’octroi d’aides à la transition énergétique ainsi qu’à l’achat de vélos. Le seul qui manque à l’appel, en réalité, c’est l’Etat, trop occupé à courir derrière les lobbies. »

Pragmatisme

En déposant ses recours pour inaction climatique, le maire espère contraindre l’Etat à réduire les émissions de gaz à effet de serre et renforcer son plan national d’adaptation au changement climatique. « Lorsque les élus prennent leurs responsabilités, dans la mesure de leurs moyens et de leurs compétences, l’Etat doit faire de même. Or que fait ce gouvernement ? Il parasite nos actions, en fermant des lignes ferroviaires et en subventionnant des lignes aériennes intérieures. Attention à ce que le fossé ne se creuse pas davantage entre les politiques nationales et locales. Je suis un maire pragmatique, j’attends des actes et non des discours. »

« Mes habitants ne demandent qu’à être traités sur un pied d’égalité »

Stains (93) • 40 000 habitants

De la journée des « Plumés de l’austérité » au « Macronpoly », tout le monde reconnaît à Azzedine Taïbi un certain talent pour mettre en scène son combat contre la baisse des dotations. Le voilà qui passe à la vitesse supérieure, cette fois-ci pour mettre fin à « l’inefficace politique de la ville ». Le premier édile de Stains a pris la tête d’un groupe de quatre maires de Seine-Saint-Denis (Bondy, Saint-Denis, L’Ile-Saint-Denis) se vivant comme un contre-pouvoir à l’Etat central, tous déterminés à transformer radicalement les politiques publiques menées en direction des territoires populaires. « Cela fait des années que nous tirons la sonnette d’alarme sur la montée de l’insécurité, les faibles moyens de la justice et de l’éducation, mais aussi l’accès à la santé ou les difficultés de nos habitants à se loger. Même lorsque je quémande le respect de droits basiques, le rapport de forces nous est toujours défavorable. »

Inégalités

Les chiffres sont parlants : l’Etat envoie 1 policier pour 580 habitants à Stains contre 1 pour 310 à Paris. Les victimes de violences conjugales doivent attendre 4 à 6 fois plus longtemps selon qu’elles portent plainte au tribunal de Bobigny ou de Versailles. Le lycée le mieux doté du « 9-3 » est moins riche en moyens humains et financiers que le moins bien doté de la capitale. « Pourtant, mes habitants ne demandent qu’à être traités sur un même pied d’égalité avec ceux de Paris ou de Guéret. Ce recours a du sens : nous ne ferons plus l’aumône pour exiger la dignité, l’égalité républicaine. »

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