© Esthua, université d'Angers
Alors que les touristes commencent à faire leur retour, le secteur n'a, paradoxalement, rarement eu aussi mauvaise presse ! Les controverses autour des difficultés de recrutement des saisonniers ou la surfréquentation de certains lieux n'épargne plus les élus des principales destinations... Les décideurs de territoires tentés d'embrayer à leur tour sur ce créneau à priori porteur n'auront d'autres choix que de commander des audits et diagnostics précis, se former et professionnaliser leurs politiques de « mise en tourisme » pour s'évacuer ce genre de polémiques. Le géographe Jean-René Morice, directeur de l'ESTHUA à Angers, livre sa recette pour allier attractivité et durabilité des destinations touristiques.
Courrier des maires : Quel regard portez-vous sur la réaction des acteurs publics et privés du tourisme après deux années de Covid-19 ?
Jean-René Morice : "Le problème du tourisme français, c’est que les choses allaient à peu près bien jusqu’à 2020. Tant que tout roule, il n’y a guère d’incitations à changer de paradigme. Les professionnels de la culture, de l’hôtellerie, des loisirs, de la restauration ou des transports sont aujourd'hui obligés de questionner leurs pratiques et remettre à plat leurs manières de fonctionner, ne serait-ce qu’à cause des difficultés de recrutement de certaines de ces filières.
Les élus en charge du tourisme tentent eux aussi de s’adapter à ce nouveau contexte. Le tourisme ne peut pas rester déconnecté des évolutions de la société ! Je crains néanmoins que la destination France ne souffre de la dilution des responsabilités. Cela fait longtemps qu'il n’y a plus de ministère du Temps libre à l’échelle nationale ; Atout France est rattaché tantôt aux Affaires étrangères tantôt à Bercy, tandis qu’au niveau local, la décentralisation et la loi « Notre » n’a rien arrangé. Difficile, dès lors, de faire émerger une vision prospective sur le sujet...
Pourquoi cet éclatement des acteurs locaux et nationaux, publics et privés, vous inquiète-t-il ?
Parce que la moindre petite commune veut aujourd’hui sa propre stratégie d’attractivité et de développement touristique ! Chaque destination organise sa montée en gamme, dans l'espoir d’une hypothétique redistribution des flux touristiques. Alors que neuf des dix monuments français les plus fréquentés se trouvent aujourd’hui dans la région-capitale. Et le resteront très probablement dans les années à venir.
Libre aux élus de tenter de corriger ces écarts de faits, bien sûr. Mais vouloir déconstruire cette sorte de « Paris et le désert touristique français » me semble illusoire, un peu comme concrétiser l'égalité des territoires. D’autant plus qu’on voit poindre, localement, de plus en plus de refus des grands équipements touristiques menaçant la durabilité de certains lieux... Dernièrement, c’était un Center Parcs à Roybon mais des habitants s’étaient mobilisés avant à Montreuil-Bellay avant que Pierre & Vacances n’investisse un site à une quinzaine de kilomètres.
L’aménagement touristique d’un pays, ça ne peut pas être construire un Center Parcs ici parce qu’il a été refusé dans la commune voisine. L'un des gros enjeux de demain consistera à penser une offre globale cohérente. L’Association des maires de France ou les Comités régionaux ou départementaux du tourisme pourraient commencer par se rapprocher de collectifs d’universitaires pour réfléchir à toutes ces évolutions.
En parlant de contestations, que vous inspirent les mises en garde sans cesse renouvelées contre la stratégie française du tout-tourisme ?
La pollution atmosphérique ou ne serait-ce que visuelle générée par le tourisme de masse pose problème à Marseille ou Paris. L’usure environnementale de certains lieux surfréquentés interroge également à l’heure de la transition écologique. Je ne dis pas que tout va bien dans le meilleur des mondes, loin de là. Méfiance, au contraire ! Car si le surtourisme ne concerne qu’une petite poignée de destinations, le sentiment de surtourisme gagne, lui, du terrain. Et qui dit dégradation de l’expérience des visiteurs dit détérioration de l’image même de ces destinations.
Mais il faut bien dire, aussi, que la critique du surtourisme ou du tout-tourisme cache assez mal, dans certains cas, un discours égoïste, pour ne pas dire élitiste ! Certains de nos contemporains regrettent surtout l’époque où ils étaient seuls à profiter de certains sites prestigieux, avant que n’affluent des visiteurs agrémentés de bobs Ricard et de shorts à fleurs… Les élus locaux doivent-ils céder à la volonté de mise à distance des masses populaires, exprimée aujourd’hui par certains, en transformant leurs territoires en destinations d’excellence, réservées à quelques-uns ?
Les élus devraient donc continuer à s’émerveiller de l’attractivité touristique de leurs territoires, sans tenir compte des préoccupations des habitants à l’année qui les élisent…
Non. Je les mets simplement en garde contre une sorte d'« effet kiss cool ». Y-a-t-il vraiment trop de touristes à Nantes, par exemple ? La question se pose lorsqu’on écoute les élus et gestionnaires de certains équipements ou sites emblématiques. Du moins en donnent-ils l’impression à force de surévaluer les chiffres de fréquentation dans une logique de rayonnement à l’international… Il est permis d’en douter, toutefois, si l’on se fie plutôt au nombre de nuitées hôtelières.
Peut-être serait-il temps de renouveler les argumentaires pro-tourisme. En rappelant, déjà, de façon pédagogique, ce que représente l’activité touristique d’un point de vue interculturel et social. En valorisant, aussi, de façon plus pragmatique, les nouveaux commerces ou services qu’elle permet de financer à l’année et dont profite ensuite chaque jour la population permanente. Réduire le tourisme à une « machine à cash » en soulignant son poids dans le PIB, le vendre de la même façon que l’implantation d’une nouvelle usine génératrice d’emplois, c’est le meilleur moyen d’alimenter le moulin des touristo-sceptiques !
De plus en plus de destinations affirment, en réponse à ces protestations, vouloir diversifier les clientèles et étendre la saisonnalité…
Les élus n’ont pas à freiner ou réduire les flux touristiques, parce que ça accentuerait les difficultés de circulation ou de stationnement de certains riverains deux mois dans l’été ou que sais-je encore… Cela dit, tout ce qui permet d’éviter les concentrations de touristes à l’origine d’un sentiment de sur-tourisme va dans le bon sens ! A eux de redéfinir et retravailler leur offre, également. Qui aurait cru il y a de cela quinze ans, par exemple, qu’on organiserait des visites d’entreprises labellisées « patrimoine vivant » ?
La « mise en tourisme » de territoires ruraux avides d'accueillir des vacanciers à grands renforts de marketing territorial ne risque-t-elle pas d’alimenter l’angoisse d’une « Disneylandisation » ou d’une muséification de la France des villages ?
Le tourisme, c’est la recette un peu facile pour dynamiser son territoire ! Le risque de cette inflation patrimoniale, c’est que ces différents villages se retrouvent rapidement débordés à leur tour, et que leurs maires décident de rebrousser chemin aussitôt que des riverains commencent à se plaindre de nuisances plus ou moins réelles… Il ne suffit plus de valoriser de nouveaux lieux. L’enjeu, maintenant, consiste à anticiper, bien choisir ce que l’on veut montrer et réfléchir à la façon dont on accueille les visiteurs pour qu’ils n’affluent pas tous au même moment dans les mêmes lieux.
Comme ceux du Mont-Saint-Michel, les élus de « petites cités de caractère » et « plus beaux villages de France » tels Rochefort-en-Terre n’échapperont plus longtemps à ces interrogations sur la gestion, l’organisation et la régulation des flux touristiques en amont. Ils feraient bien, en tout cas, de redéfinir la manière de visiter leurs centres-bourgs, à la manière de Grenade et Venise ailleurs en Europe, en aménageant par exemple une boucle piétonnière avant que n’émerge un sentiment d’agression au sein de la population permanente. Car, oui, il existe un certain nombre de recettes alternatives – qui varient selon les contextes et problématiques locales, leur ampleur aussi – avant d’opter pour la décroissance touristique du jour au lendemain !
Les acteurs publics locaux peuvent-ils, et doivent-ils jouer un rôle de prescripteurs auprès des acteurs privés pour accélérer leur mue ?
Les professionnels du secteur savent très bien qu’ils n’ont pas d’autres choix qu’évoluer. Obnubilés par la recherche de toujours plus de rentabilité, certains avaient probablement perdu de vue les dimensions humaines, spatiales du tourisme. C’est vrai. Tout comme certains élus ! Eux aussi manquent de données qualitatives en lieu et place de la comptabilité un peu floue effectuée par leurs offices de tourisme, eux aussi ne semblent pas suffisamment bien préparés à questionner et travailler ces différents enjeux, etc. Tout ça leur est, bien entendu, préjudiciable.
Le tourisme, ce n’est pas que la création de loisirs et de plaisirs pour quelques-uns ! Il s’agit d’un secteur économique à part entière, accélérateur de développement territorial et créateur d’emplois, dont la part de PIB s’avère légèrement supérieure à celle de l’industrie automobile. La fermeture d’une usine automobile fera systématiquement la Une des journaux ; celle d’hôtels ou de restaurants suscite moins de compassion chez les élus comme les journalistes… Alors que c’est une matière on-ne-peut-plus sérieuse ! On ne devrait pas prendre le sujet de l’avenir du tourisme à la légère !
Qui du privé ou du public est le mieux à même d’amorcer la transition vers un tourisme plus durable et vertueux ?
À voir. Les professionnels décortiquant les nouvelles pratiques, repensant les stratégies touristiques ou travaillant sur la régulation des flux sont majoritairement embauchés par des établissements culturels ou sites de loisirs, aujourd’hui. Les collectivités auraient tout intérêt à s’attacher à leur tour les services de ce type d’experts, pour transposer ces réflexions à l’échelle des destinations touristiques dans leur ensemble.
Les élus feraient bien de se rapprocher du monde académique également pour se former, et tenter ainsi d’inventer des formes de tourisme résilientes, mieux adaptées aux sociétés locales. L’avantage de l’université, c’est que nous ne sommes pas dans le « yakafaukon ». Là aussi, toutefois, les chercheurs en sciences sociales demeurent davantage sollicités aujourd’hui, par des acteurs associatifs, commerciaux ou culturels que par des collectivités. Cette approche un peu plus raisonnée me semble la seule à même de pouvoir allier, à terme, attractivité et durabilité des destinations touristiques."
Biographie de Jean-René Morice
2021 : Quitte la vice-présidence de l'université d'Angers pour prendre la direction du département de l'ESTHUA, faculté dédiée à la culture et au tourisme.
2013 : Etudie la « patrimonialisation de lieux ordinaires » et la façon dont certains élus saisissent le tourisme comme un « axe de développement régional »
2009 : Travaille sur le patrimoine comme « outil de dynamisation touristique des villages »