Malgré le changement de majorité, le cumul reste majoritaire à l’Assemblée nationale comme au Sénat. La commission "Jospin" de la rénovation de la vie publique" pourrait inspirer le projet de loi annoncé pour le printemps 2013. Exonérer d’une limitation du cumul les élus des petites collectivités, voire les sénateurs, est envisagé.
Et Lionel Jospin suivit les préconisations d'un de ses prédécesseurs à Matignon... Dans ses conclusions présentées le 9 novembre, la commission sur "la rénovation de la vie publique" propose de "limiter étroitement le cumul des ministres et des parlementaires".
Cette piste avait déjà été avancée par Edouard Balladur, cinq ans plus tôt, alors président du comité de réflexion sur "la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République". Le comité Balladur proposait alors ni plus ni moins que d’interdire tout cumul entre un mandat parlementaire et une fonction exécutive locale… Sans obtenir gain de cause auprès de l’exécutif d’alors, qui évacua cette disposition de la réforme constitutionnelle de 2008.
Incompatibilités
Pratique très appréciée de la classe politique française, le cumul des mandats reste principalement régi par la loi du 5 avril 2000, adoptée sous le gouvernement... Jospin. Cette dernière rend incompatible l’exercice d’un mandat parlementaire avec celui de plus d’un mandat local parmi ceux de conseiller régional, général, conseiller des assemblées de Corse ou de Paris, conseiller municipal d’une commune d’au moins 3 500 habitants.
Portée limitée de la loi du 5 avril 2000
Autre restriction : un élu local ne peut être titulaire de plus de deux mandats locaux parmi les mêmes mandats , sans même l’exception de seuil pour les conseillers municipaux.
Si ces deux mesures ont permis de mettre fin à certains abus d’élus qui collectionnaient les mandats et leurs indemnités, leur portée reste limitée, un parlementaire pouvant toujours exercer une fonction exécutive locale : président de conseil régional, de conseil général, du conseil exécutif de Corse, de maire ou maire d’arrondissement.
Résultat : 83 % des députés et 77 % des sénateurs cumulent leur mandat parlementaire avec au moins un mandat local. Des 577 députés, 240 sont maires (ou maires d’arrondissement), 10 président un conseil général et 4 un conseil régional.
Sans compter les mandats des exécutifs des EPCI
Au Sénat, la proportion de "cumulards" est légèrement plus faible, avec un certain tropisme pour les mandats départementaux : sur 343 sénateurs, 127 sont maires, 35 président un conseil général et 4 un conseil régional.
Enfin, le cumul se cache aussi dans les détails : votée à une époque où les EPCI ne s’étaient pas vu déléguer autant de pouvoirs qu’aujourd’hui, la loi n’avait pas pris en compte les mandats exécutifs intercommunaux.
Conséquence : la limitation législative à deux mandats offre dans les faits aux élus la possibilité d’en ajouter un troisième, au sein d’un exécutif d’une communauté de communes, urbaine ou d’agglomération.
Concentration du pouvoir
Pourtant régulièrement plébiscité dans les enquêtes d’opinion par une majorité de Français, le mandat unique reste l’exception et le cumul la règle. "Conserver un ancrage local" ou "ne pas se couper de la réalité du terrain" reviennent en boucle dans les plaidoyers des parlementaires favorables au cumul.
Dans le camp opposé, on liste les travers d’un cumul quasi institutionnalisé : concentration du pouvoir dans les mains de grands notables locaux, barrières opposées au renouvellement de la classe politique et de sa diversification, système restreignant l’accès des femmes aux mandats électoraux, défense de l’intérêt général qui s’efface devant celle des intérêts locaux au Parlement. "Le cumul infantilise les collectivités..." E. Kerrouche. "Le cumul affaiblit la capacité législative du Parlement et infantilise les collectivités territoriales, en laissant penser que rien ne serait possible sans Paris !" dénonce Eric Kerrouche, directeur de recherche au CNRS/Sciences Po Bordeaux.
A gauche, on sait l’électorat beaucoup plus engagé dans la voie du non-cumul, plébiscité par 72 % des militants PS lors du référendum interne d’octobre 2009.
Les dernières législatives remportées par le PS ont ainsi amené au Palais-Bourbon une nouvelle génération de députés plus attachés encore au non-cumul, permettant à l’Assemblée nationale de diminuer sa proportion de "cumulards" de 87 à 83 %. Mais huit mois auparavant, le Sénat avait suivi le chemin inverse à l’occasion du renouvellement de la moitié de ses membres, portant le cumul de 73 % à 77 %…
En quête de dérogations
Alors que le chef de l’Etat a réitéré lors des Etats généraux de la démocratie territoriale, le 5 octobre 2012, à Paris, sa volonté de faire voter au printemps 2013 une loi sur la limitation du cumul des mandats au Parlement, après "une concertation avec les élus et les partis", ces derniers donnent déjà de la voix pour évoquer de possibles dérogations à une règle uniforme interdisant tout cumul d’un exécutif local avec un mandat parlementaire.
Différencier sénateurs et députés ?
Première dérogation évoquée : celle différenciant le sort des députés et sénateurs, en accordant à ces derniers un certain passe-droit, au motif que la Haute Assemblée "assure la représentation des collectivités territoriales" comme l’indique la Constitution.
"Interdire le cumul des mandats de parlementaire et de président d’un exécutif local ferait du Sénat une assemblée nationale croupion. Un parlementaire sans mandat local n’y représenterait plus légitimement les collectivités", plaidait ainsi dans nos colonnes le sénateur-maire (PS) de Dijon François Rebsamen.
Sans surprise, cette proposition ne fait pas recette du côté des députés. "La rupture des sénateurs avec le corps électorial est impossible." E. Kerrouche. "Dans un régime parlementaire, il serait paradoxal de différencier les deux assemblées dans la capacité de leurs membres à exercer leurs mandats , argumente le député des Yvelines, Jean-Frédéric Poisson. Et le fait que les députés représentent la souveraineté nationale, et le Sénat, les collectivités, n’empêche pas les députés de représenter les collectivités et les territoires : la nation s’entend dans tous ses éléments !" Sans compter que "les sénateurs élus à la proportionnelle ne sont pas vraiment élus par les collectivités…", glisse le député Yves Durand.
Même au Palais du Luxembourg, l’idée ne séduit pas forcément, à commencer par le président Jean-Pierre Bel. "Je ne crois pas bon pour le Sénat d’avoir un statut particulier. Plus on spécialise le Sénat, plus on l’affaiblit", déclarait il y a peu le sénateur de l’Ariège.
Et c’est cette vision qui prévaut, comme l'avait indiqué, lors d’un point d’étape le 10 octobre sur les travaux de la commission Jospin, l’ancien Premier ministrequi indiquait "ne pas envisager d’opérer de distinction entre députés et sénateurs". Quant au nécessaire ancrage local des sénateurs, Eric Kerrouche n’imagine pas un seul instant que celui-ci puisse être rompu par une règle de non-cumul : "Les sénateurs sont élus à 90 % par des conseillers municipaux, donc la rupture de lien avec le corps électoral est impossible !"
Exempter les petites communes : urbains contre ruraux
Seconde "dérogation" évoquée qui divise les partisans d’une limitation du cumul des mandats : la possibilité d’exempter les plus petites communes, celles de moins de 3 500 habitants, d’une future législation anti-cumul.
Justifiée pour certains par des responsabilités moins importantes que dans les grandes villes, elle est plus prosaïquement soutenue par les maires des petites villes (APVF), au motif qu’elles "ne disposent pas de relais naturel au niveau national" et qu’il convient donc de conserver pour ces élus la possibilité de porter la voix des plus petites collectivités au sein du Parlement.
Cette position fait bondir les représentants des grandes agglomérations urbaines. "Nous le disons clairement : en matière de cumul des mandats , il ne doit pas y avoir d’exception, quelle que soit la taille de la commune", rappelait l’AMGVF (grandes villes) à l’issue de sa conférence annuelle, le 19 septembre 2012. Tout régime introduisant une différence de traitement sur ce point ne pourrait qu’accentuer "la sous-représentation des élus urbains, déjà évidente au Sénat et à l’Assemblée nationale", estime ainsi l’association d’élus.
Laurent BACH, professeur assistant à la Stockholm School of Economics
"La mécanique des investitures pousse au cumul"
CDM : Le cumul est-il une exception française en Europe ?
L. B. Le cumul est exception française en Europe, dans son intensité. Nulle part ailleurs, un maire est également député. En Europe, nul ne cumul exécutif local et mandat parlementaire, ou alors de manière résiduelle. En Suède, où un tiers des députés ont un mandat local, il s’agit de mandats de conseillers qui ne donnent pas accès au fonctionnement quotidien de la collectivité locale.
Pourquoi une telle appétence pour le cumul ?
— Dans leurs investitures législatives, les grands partis privilégient les candidats aux élections municipales. La moitié des candidats UMP et PS aux dernières législatives étaient déjà têtes de listes aux précédentes municipales. Quant aux députés élus, ils pensent avoir besoin d’un ancrage local et donc d’un mandat local pour être réélus. Mais c’est moins le fait de détenir un mandat sur le territoire qui favorise leur réélection que le fait d’y être connu, populaire, et de faire fructifier cette popularité au sein des mécaniques d’investitures, qui se ressemblent quel que soit le type d’élection.
Une limitation du cumul doit-elle épargner les élus des petites collectivités ?
— Il est vrai que c’est le cumul avec les mandats les plus lourds - grandes villes, conseils généraux, etc. - qui pèse le plus sur le travail parlementaire. Mais il est difficile de fixer un seuil, d’autant que celui proposé par le gouvernement est systématiquement relevé par le Parlement, comme en 1985 où députés et sénateurs avaient relevé le seuil d’exemption de 9 000 à 20 000 habitants, la tranche inférieure à 20 000 habitants concentrant l’essentiel du cumul.
Faut-il différencier sénateurs et députés ?
— Cela ne me gênerait pas que les sénateurs puissent conserver un mandat local, ils sont censés représenter les collectivités !
Aujourd’hui, c’est davantage l’Assemblée nationale qui représente les collectivités. Ce n’est pas bon pour la clarté des débats.
Propos recueillis par A. H.
ET LES MINISTRES ?
"Il appartiendra à la commission de formuler des propositions permettant d’assurer le non-cumul des mandats de membres du Parlement ainsi que des fonctions ministérielles avec l’exercice de responsabilités exécutives locales", écrivait le chef de l’Etat à Lionel Jospin, le 16 juillet.
De fait, depuis le passage de ce dernier à Matignon (1997-2002), une règle non écrite de non-cumul ministre/présidence d’un exécutif local semble s’être imposée à quelques exceptions près. Reste qu’inscrire cette règle dans la loi nécessiterait "une révision de l’article 23 de la Constitution si l’on souhaitait consacrer juridiquement cette pratique heureuse", selon le président de la commission des lois à l’Assemblée, Jean-Jacques Urvoas (PS).
"Si besoin, limiter à une seule fonction exécutive"
"Il faut un ancrage local à tout parlementaire. Or, il ne s’agit pas du même degré d’investissement entre le mandat de maire et celui de conseiller municipal, général ou régional. Et je ne vois pas de réel motif justifiant de modifier la loi actuelle, le juge de paix devant rester l’électeur. Si toutefois nous devions légiférer, peut-être pourrions-nous limiter le cumul des parlementaires avec une seule fonction exécutive. Reste à savoir ce que l’on entendrait par "fonction exécutive" : comprendrait-elle la présidence d’une SEM, d’un CCAS, d’un syndicat mixte, etc. ? Des structures qui nécessitent souvent, pour être présidées, d’avoir un mandat local ! Nous pourrions réviser le caractère automatique liant présidence de l’exécutif local et celle de certains organismes publics locaux." A.H.