Maître de conférences en économie à l’université de Poitiers, Gilles Caire observe attentivement les comportements touristiques des classes moyennes, et alerte sans relâche depuis plusieurs années sur l’exclusion des catégories populaires. Pour le Courrier des Maires, il revient sur ces inégalités de départs en vacances, les marges de manœuvre des pouvoirs publics ainsi que leurs responsabilités pour tenter d'y remédier, mais aussi les défis restant à relever pour les élus les plus volontaristes encore engagés dans le tourisme social et solidaire.
Le « droit aux vacances » est-il encore effectif, en France, en 2022, à l’heure de l’inflation ?
Gilles Caire : Non, même si le problème s’avère structurel plus que conjoncturel. En effet, les grandes tendances s’avèrent peu ou prou semblables depuis les années 2000 : près de quatre Français sur dix ne partent pas en vacances – c’est-à-dire plus de quatre nuits consécutives – chaque année, tandis qu’un sur quatre ne s’octroie pour sa part aucun congé, ne serait-ce qu’une unit à l’extérieur.
Les déterminants de l’âge et du milieu social influent fortement sur ces chiffres. Le taux de départ en vacances chute à moins de 50 % s’agissant des familles disposant de moins de 1 500 euros par mois, alors que 90 % de celles émargeant à plus de 3 000 € mensuels prennent des congés à un moment ou un autre dans l’année. Le standard des quinze jours de vacances en août ne vaut véritablement plus que pour les CSP + et cadres supérieurs... La durée des voyages des catégories populaires et des classes moyennes inférieures ne cesse de diminuer.
Ces non-départs en vacances s’expliquent-ils uniquement par des considérations budgétaires et financières ?
Il faut bien distinguer les différents publics concernés et les raisons avancées. Si un coup de pouce financier peut suffire à faire partir de nouveau les familles aux budgets contraints, un accompagnement sur la durée semble nécessaire pour lever les blocages d’ordre culturels ou psychologiques freinant les personnes âgées, isolées, ou avec des difficultés d'insertion. Certaines ne sont pas parties de chez elles depuis plus de cinq ou dix ans, voire jamais de leur vie, et auraient besoin d’un véritable travail de dentelle pour être ré-assurées… Parce que ces personnes ne savent pas anticiper un voyage, faire une valise ou bien ont peur de prendre les transports en commun ; parce qu’ils ne connaissent personne avec qui partir, ou ne savent pas quoi faire de leur animal de compagnie...
La montée en gamme expressément visée par le tourisme commercial compromet-il encore un peu plus le « droit aux vacances » d’une partie des Français ?
La réponse est dans la question : les prix des prestations touristiques – que l’on songe à l’hébergement ou la restauration – ont augmenté deux fois plus vite que le niveau général des prix, depuis le début des années 2000. Au point qu’une partie de plus en plus grande des catégories populaires ne peuvent plus partir avec leurs enfants qu’hors vacances scolaires…
Les classes moyennes inférieures seront-elles encore les bienvenues, demain, dans les stations balnéaires ou stations de montagne ?
Les collectivités me semblent davantage s’intéresser, aujourd’hui, à l’augmentation du panier moyen des touristes qu’à l’émancipation, l’inclusion sociale et l’ouverture aux autres permise par le tourisme. Même les structures du tourisme social et solidaire, qui opèrent à leur tour une montée en gamme grâce aux nouveaux investissements octroyés par les collectivités, participent d’une certaine manière à l’exclusion des catégories populaires. On ne retrouve plus que des cadres ou des personnes très fortement aidées dans les villages-vacances du littoral l’été, et de montagne l’hiver ; les employés et ouvriers devant se contenter d’un centre dans le Massif central, ou reporter leurs congés hors des saisons touristiques…
Pour être tout à fait honnête, je n’ai trouvé que VVF Villages qui propose depuis peu une offre abordable – Hypitipy – à destination des familles populaires. Et encore, il faudrait voir l’évolution des prix de ces hébergements semi-rigides tout-équipés durant la haute saison… Pour le reste, les acteurs du tourisme social manquent un peu d’imagination. A eux de trouver des solutions économes et renouveler les formes de tourisme abordable, y compris si cela doit passer par des conditions d’accueil plus rudimentaires.
Le virage que semble vouloir emprunter certaines collectivités vers le développement d’une offre de tourisme « domestique », « de proximité » plutôt que le tourisme « international » permettra-t-elle de restructurer une offre plus abordable pour les travailleurs pauvres ou précaires ?
L’attendu de cette ré-internalisation du tourisme à travers la valorisation d’une nouvelle offre infra-régionale ne me semble pas être le tourisme social, mais plutôt la préservation des retombées économiques de l’activité touristique… Mais pourquoi pas ? D’autant plus que des vacances au Pays Basque sont source de dépaysement pour les habitants de la Vienne. Idem pour les familles du Cantal partant dans les Alpes… Les régions XXL pourraient aider des communes du littoral et de montagne à se jumeler, pour imaginer des colonies de vacances et des échanges scolaires, voire des aides au départ mutuelles pour aider les familles populaires de l’un et l’autre des territoires.
Comment expliquer la prééminence d’une telle « fracture touristique » en France, en dépit de l’alerte sonnée voilà bientôt dix ans… par l’Etat lui-même ?
Les bienfaits de la mixité sociale au quotidien comme lors des séjours touristiques sont connus de tous, mais les pouvoirs publics ne savent pas vraiment par quel bout prendre le problème ! Les gouvernements successifs se sont déchargés de leurs responsabilités sur l’ANCV – celle-ci ne fait pas rien, allant même jusqu’à s’inspirer de ce qui se passait en Espagne pour développer le programme « seniors en vacances », s’appuyant sur les collectivités et leurs clubs de retraités au besoin, mais l’ampleur de ses subventions comme des bourses « solidarités vacances » dépend in fine du nombre de chèques-vacances commandés... Tandis que l’Education nationale, pour sa part, a délaissé sa politique de classes-découvertes.
Hormis quelques conseils régionaux et mairies encore pro-actives sur le tourisme social qui tentent de combler le trou laissé par l’Etat, beaucoup de collectivités se sont progressivement désengagées, elles aussi. La plupart ont délaissé leur patrimoine de centres ou villages-vacances depuis les années 1990 avant de le céder. Au-delà de l’enjeu financier lié aux coûts d’entretien, les efforts à fournir pour se conformer aux attentes des inspecteurs académiques en termes d’encadrement d’adultes lors des activités de loisirs, d’hébergement des enfants ou de transports étaient de plus en plus lourds. Et je ne vous parle pas du travail de conviction à mener auprès des parents pour laisser partir leurs enfants… Les régions Auvergne-Rhône-Alpes ou PACA continuent bien de financer un certain nombre de structures au nom de l’aménagement du territoire, mais il s’agit plus du résultat de l’histoire locale que d’un volontarisme politique de la part des exécutifs en place.
Au-delà des « aides à la pierre », les collectivités ne devraient-elles pas investir le créneau des « aides à la personne » pour acculturer les enfants des catégories populaires et favoriser l’accompagnement au départ en vacances du plus grand nombre ?
Si, bien sûr, et certaines le font encore en soutenant et promouvant les colonies de vacances, par exemple. Reste que ces dispositifs laissent nombre de personnes de côté, notamment les enfants des travailleurs pauvres ou précaires, encore une fois, qui ne bénéficient plus ou si peu d’offre de départs universelle (classes-découvertes, classes vertes).
Derrière l’interventionnisme, le volontarisme de certaines communes ou départements encore engagés – c’est tout à leur honneur –, les politiques sociales du tourisme ne s’imposent plus de façon aussi évidente que par le passé. Et ce sans que les bénéfices pour la société ou les retombées pour les territoires d’accueil ne soient a priori en cause...
Faut-il voir dans l’essoufflement des collectivités et de l’Etat un manque d’intérêt pour le tourisme populaire, une forme de « mépris de classe » ?
Je ne crois pas, non, je n’irais pas jusque-là. Simplement, les vacances ne sont pas considérées comme une urgence. Et l’urgence sociale et politique se porte d’abord, spontanément, sur la vie quotidienne, le soutien massif à l’école, la lutte contre les discriminations éventuellement. L’éducation populaire et les vacances pour tous, c’est la dernière roue du carrosse, vraiment…
Et puis, au-delà des contraintes budgétaires qui pèsent sur les collectivités, il y a un coût politique : des élus craignent que certains administrés ayant l’impression d’être insuffisamment aidés les accusent de favoriser l’assistanat, en finançant le départ en vacances – différent de l’aide alimentaire… – des plus pauvres. Sans compter qu’ils doivent aussi lutter, sur le plan culturel, contre les imaginaires touristiques : beaucoup de jeunes des catégories populaires ou moyennes rêvent de destinations lointaines telles Dubaï plus que d’un séjour à la campagne dans la Vienne…