« Les politiques d’attractivité dans les villes en déclin sont contre-productives »

Hugo Soutra
« Les politiques d’attractivité dans les villes en déclin sont contre-productives »

Agen, ville moyenne

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Depuis plus de dix ans, Vincent Béal et Max Rousseau explorent les processus de décroissance frappant les villes petites ou moyennes un peu partout à travers le monde. Ces spécialistes des questions urbaines observent la fuite de toute une partie de leurs habitants, généralement à leurs périphéries ou dans des métropoles voisines. Ils analysent, aussi, les stratégies des décideurs locaux, leurs tentatives souvent désespérées pour attirer de nouvelles activités économiques et de populations, mais aussi l'émergence de quelques alternatives ici ou là. Sans sous-estimer la gravité du phénomène, ils montrent à travers leurs derniers ouvrages, « Déclin urbain » et « Plus vite que le cœur d'un mortel », qu’il n’a rien d’inéluctable. Entretien.

Le « déclin urbain », le départ de jeunes étudiants et de nombreuses familles de classes moyennes et supérieures des villes petites et moyennes, le fait que seules des personnes âgées et les catégories populaires semblent résolues à rester dans ces territoires fragilisés, tout cela n’a rien de spontané. A partir d’une remise en perspective internationale, Max Rousseau et Vincent Béal illustrent comment ces situations communes à nombre de pays occidentaux résultent de choix avant tout économiques et politiques.

Le fait de parvenir à ré-enclencher une dynamique vertueuse ou subir ce phénomène n’est pas davantage, lui non plus, spontané. Les deux chercheurs en science politique, le premier au master Alter-développement de l’université de Montpellier et le second à la Faculté des sciences sociales de Strasbourg, prônent un renouvellement profond de l’action publique et des pratiques politiques dans les villes petites et moyennes.

Le déclin des villes petites et moyennes est-il inéluctable ? 

Max Rousseau : Sûrement pas. À l'origine, il y a des choix politiques, économiques. La France et la DATAR s’efforçaient de juguler les inégalités territoriales produites par le capitalisme dans les années 1950 ou 1970. Puis les gouvernements successifs ont mis moins de cœur à l’ouvrage. Priorité a été donnée aux métropoles, un peu partout dans le monde d’ailleurs. La plupart des agglomérations de la « diagonale du vide » en France suivent une trajectoire commune aux villes de la Ruhr en Allemagne. Et de la Rust Belt aux Etats-Unis, du nord de l’Angleterre, de l’Espagne ou des Pays-Bas…

Vincent Béal : La force motrice du déclin urbain, c’est les mutations du capitalisme. Il y a toujours eu et il y aura toujours des inégalités, c’est le propre d’une économie libérale : des territoires concentrant les richesses gagnent, d’autres perdent. Mais le passage à une économie néolibérale a renforcé cette tendance à la polarisation, tout en limitant les marges de manœuvre des Etats occidentaux. Et l’austérité fragilise, depuis la crise financière de 2008 mais encore aujourd’hui, les bassins de vie les plus dépendants des mécanismes de redistribution territoriale. Heureusement qu’il reste en France des transferts sociaux « invisibles » (allocations diverses, retraites, etc.), qui font encore office de filets de protection.

Entre la dé-métropolisation de fonctionnaires de Bercy, le lancement de Petites villes de demain, la poursuite de Territoires d’industrie et la prolongation d’Action cœur de ville, n’assistons-nous pas à un « changement de paradigme » de l’Etat central ? 

Max Rousseau : La dégradation du climat politique et le durcissement des contestations sociales dans les villes en déclin contraint l’Etat à procéder à ces quelques amabilités. Mais il y a fort à craindre que le logiciel économique et territorial de nos élites nationales demeure inchangé. Ce retour en trompe-l’œil a aussi une motivation plus politicienne : 80% des programmes de l’agence de Cohésion des territoires (ANCT), à commencer par « Action cœur de ville », se concentrent sur l’échelle municipale… Cela suffit pour satisfaire des clientèles de maires. Il est néanmoins illusoire de croire pouvoir résoudre les enjeux d’habitat indigne ou de vacance commerciale sans un sursaut intercommunal.

Les difficultés de certaines villes en déclin s’expliqueraient aussi, à vous lire, par la façon de faire de la politique au niveau local... 

Vincent Béal : Bien sûr ! S'il n'est pas trop difficile de s'accorder sur un projet de territoire partagé dans les agglomérations en croissance, il en va autrement dans les bassins de vie en souffrance. Trop d’élus se focalisent sur les enjeux « techniques » pour ne pas avoir à aborder les sujets qui fâchent au sein des intercos. C’est encore pire dans les territoires marqués par de fortes disparités socio-économiques : à Montbéliard, Mulhouse ou Saint-Etienne, les jeux de concurrences commerciales, fiscales et résidentielles sont très forts entre la ville-centre et les communes résidentielles du périurbain. Ces dernières n’ont pas conscience qu’elles risquent à leur tour d’être gagnées par les mêmes problèmes, comme c’est le cas aujourd’hui, outre-Atlantique, dans la périphérie de Cleveland ou Détroit.

Lire notre article : Les rivalités communales, poison de la revitalisation

Que fait l’Etat, « accompagnateur » auto-proclamé des villes moyennes, contre la propagation de cette idéologie « anti-urbaine » ? 

Max Rousseau : C’est à se demander… Grâce à la loi NOTRe, les « petits maires » ont pris le pouvoir dans un certain nombre d’agglomérations fusionnées. Alliés aux enseignes de grande distribution et aux lotisseurs, les élus du périurbain ont fait basculer les agendas de revitalisation des centres-villes que ces intercos commençaient à porter. Ce n’est pourtant pas comme si le modèle de l’étalement urbain se révélait à bout de souffle après la crise des Gilets Jaunes... !

Pourquoi les maires de villes-centres ne se rebellent-ils pas davantage ? 

Max Rousseau : Une majorité d’élus locaux mais aussi de techniciens sont dans le déni. Vous ne les entendrez jamais parler de « déclin urbain ». Ils ont du mal à envisager, en réalité, d’autres horizons que la croissance de leurs territoires, même si cela doit passer par l’étalement urbain… Pragmatiques », ces maires multiplient en revanche les politiques d’attractivité et de marketing territorial, dans l’espoir d’attirer certains groupes sociaux bien précis, au nom d’un hypothétique futur développement économique.

Une recette établie par et pour les métropoles dynamiques, qui a permis la renaissance de certaines grandes villes – non sans quelques effets pervers – mais pas de Saint-Etienne, par exemple… La quête d'attractivité est-elle adaptée aux villes petites ou moyennes paupérisées ? 

Max Rousseau : Combien de villes en déclin se sont relevées grâce à cet agenda entrepreneurial, en France mais aussi en Allemagne ou en Angleterre ? Combien sont parvenues à séduire de brillants étudiants, des diplômés qualifiés, des cadres supérieurs, de riches retraités, ces dernières décennies ? Une infime minorité, selon les travaux disponibles. Pire : le développement de vastes opérations d’aménagement dans des territoires répulsifs aux yeux des investisseurs se révèlent, dans bien des cas, contre-productives. Ces projets bouchent quasi-systématiquement l’horizon de ces collectivités. Si bien que le service public local doit parfois en payer le prix, avec la disparition ou la privatisation d’équipements essentiels au quotidien des habitants restants…

Vincent Béal : Il s’agit, la plupart du temps, de politiques très coûteuses pour les finances publiques, orientées vers des populations extérieures plutôt que vers les besoins des citoyens déjà-là. Donc assez injustes socialement. Plutôt que gaspiller ainsi l’argent public, mieux vaudrait s’en servir pour améliorer le cadre et les conditions de vie des étudiants ou familles afin d’éviter qu’ils déménagent dans les métropoles voisines ou en périphérie.

Qui de l’Etat ou des collectivités faut-il tenir responsable de la circulation des mêmes « bonnes pratiques » ? 

Vincent Béal : Il n’y a pas de responsables à incriminer. C’est un climat intellectuel, intériorisé par les élites nationales qui moulinent les mêmes modèles standardisés quel que soit les enjeux locaux, auquel l’immense majorité des élus adhèrent sans rechigner. Pour un professionnel de l’aménagement, mieux vaut d’ailleurs piloter des projets de développement (éco-quartier, tramways) pour le bon déroulé de sa carrière, que diriger des opérations de démolition ou de lutte contre l’habitat dégradé – deux enjeux typiques, pourtant, des villes en déclin… La crise actuelle semble néanmoins ouvrir une brèche.

D’autres politiques qu’« entrepreneuriales » sont-elles possibles dans les zones rurales et villes petites ou moyennes en décroissance ? 

Max Rousseau : Les villes en déclin disposent d’un foncier bon marché et abondant particulièrement utile pour se retourner, mais cela ne fait effectivement pas tout : la plupart manquent de moyens d’ingénierie, et voient leurs populations les plus qualifiées fuir… Aux Etats-Unis, l’université, l’hôpital local ou les écoles jouent un rôle central dans la mise en place de stratégies de développement alternatives. Et cela commence à être également le cas en France, à l’instar du bailleur social de Vitry-le-François impliqué dans l’effort de démolitions et l’accélération de la transition énergétique.

Le mouvement des Gilets Jaunes puis l’émergence de listes « municipalistes » a-t-il incité des maires-bâtisseurs et leurs partenaires à réviser leur stratégie ? 

Vincent Béal : Les maires sont régulièrement dépeints dans le débat public comme une force conservatrice, freinant les réformes voulues par Paris. Mais, si vous regardez le dernier mandat, les acteurs les plus courageux ne se trouvaient pas tant au CGET ni à l’ANCT que dans des villes en déclin comme Dunkerque ou Grande-Synthe. Les premiers moratoires contre la création ou l’extension de zones commerciales sont l’œuvre de maires de petites communes, avant que l’Etat n’autorise les préfets à s’opposer à la grande distribution pour sécuriser les opérations de revitalisation.

Nous vivons une crise profonde, assez peu lisible pour l’heure. Certaines municipalités poursuivent leurs stratégies hyper-entrepreneuriales, mais il y a de nombreux motifs d’espoir ! De plus en plus d’élus commencent à revisiter le référentiel de l’attractivité et faire preuve de davantage d’égard vis-à-vis des populations déjà-là.

La bifurcation que vous appelez de vos vœux représente-t-elle nécessairement un virage à 180 degrés ? 

Max Rousseau : Les politiques d’attractivité peuvent bénéficier aux populations locales, ne soyons pas caricatural ! Dans les villes côtières ayant enfourché le crédo de l’économie résidentielle, des investisseurs ont bâti des EPHAD ou résidences-seniors à tour de bras, avant que les retraités ne débarquent « consommer » leur épargne sur place. Ceux-ci « redistribuent » en participant à la création d’emploi d’aide-soignants ou de saisonniers. S’il maintient les habitants dans des emplois précaires, ce modèle de développement fonctionne… au moins à court-terme.

L’argent public devrait toutefois servir, selon nous, à appuyer des formes de développement endogène, portées par des acteurs locaux, autour de projets durables et des ressources du territoire, participant à la montée en compétences des catégories populaires voire à la montée en gamme des PME locales. Cela nécessité du temps, et des moyens. Il manque aujourd’hui une politique nationale d’appui aux projets de relocalisations agricole, alimentaire, industrielle, etc.

Après avoir subi de plein fouet la crise financière de 2008, la crise sanitaire pourrait donc être source d’opportunités pour les territoires en déclin… 

Max Rousseau : Sur le papier, oui. Elle confirme un certain ras-le-bol vis-à-vis de la métropolisation, déjà prégnant parmi les défenseurs de la « France périphérique », des ZAD ou des Gilets Jaunes. L’afflux de citadins, pas que de cadres sup’ d’ailleurs, dans des territoires ruraux enclavés renouvelle le logiciel de certains élus et alimente les politiques de redéveloppement. Dans les Cévennes, certains maires de villages viennent d’ouvrir leurs campings à l’année pour attirer de jeunes adultes las de la vie dans les grandes villes, vivant aujourd’hui de la solidarité nationale (chômage, RSA) mais déterminés à agir en faveur de la transition écologique.

Va-t-on assister à un « exode urbain », assorti d’une « démondialisation » et d’une « ré-industrialisation » ? 

Vincent Béal : Il est encore un peu tôt pour prédire ce qui sortira de cette crise, même s’il m’aurait paru inimaginable voici trois ans de voir le « Nouvel Observateur » titrer sur l’eldorado des villes moyennes… Si exode urbain il y a, il ne sera toutefois pas généralisé et ne mettra pas fin aux logiques de polarisation. Du fait du caractère sélectif des mobilités résidentielles, il bénéficiera principalement à quelques villes moyennes et territoires littoraux, périurbains ou ruraux connaissant déjà des logiques de développement, disposant de gares à proximité, etc.

Lire aussi notre dossier : L'aménagement du territoire bousculé par la crise sanitaire

Le maintien d’un développement territorial à deux vitesse fera-t-il mécaniquement progresser l’extrême-droite ? 

Max Rousseau : Que le déclin urbain ait des répercussions politiques et représente un terreau fertile pour les idéologies nauséabondes, cela commence à être bien établi. Le sentiment d’abandon qu’exprime les habitants de ces territoires dont les perspectives s’amoindrissent année après année propulse les forces populistes du monde entier. Il suffit de regarder où le Rassemblement national prospère aujourd’hui en France… Les promoteurs du Brexit ont eux aussi profité du décrochage des territoires restés à l’écart des flux de l’économie globale. La montée du ressentiment dans les anciens bassins industriels américains a mené à l’élection de Donald Trump. Au Maroc, c’est l’islamisme qui gagne du terrain dans les zones en difficulté… La nature a horreur du vide !

Le déclin urbain pourrait-il et devrait-il être versé au débat de la présidentielle 2022 ? 

Vincent Béal : Le président de la République utilisera sans doute les programmes de l’ANCT pour soigner son bilan « dans les territoires ». Il ne serait pas surprenant, non plus, que certains candidats de droite radicalisés tentent d’instrumentaliser les enjeux territoriaux pour nourrir un agenda maurassien faisant la part belle aux communes et à la ruralité dans l’optique de restaurer une « France éternelle ». Reste qu’on ignore encore tout des thèmes qui émergeront dans le débat, de la façon dont ils seront posés par les candidats comme les médias. Espérons toutefois qu’elle dépasse les oppositions binaires entre métropoles et périphéries dont la principale victime a été les quartiers d’habitat social, grands oubliés des débats récents sur les inégalités territoriales.

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