« Les métropoles vont devenir des champs de bataille »

Hugo Soutra
« Les métropoles vont devenir des champs de bataille »

Gilles Pinson, professeur à Sciences-Po Bordeaux

Que restera-t-il de la pandémie de Covid-19 dans l’imaginaire des élus et experts pensant l’aménagement du territoire comme la fabrique de la ville ? Politiste à Sciences-Po Bordeaux, auteur de "La ville néolibérale" à l'été 2020, Gilles Pinson a accepté de se pencher sur les principaux défis que devront relever les présidents de métropoles à l'issue de la crise sanitaire. Pour le Courrier des Maires, il explicite la nécessaire mue que devront entreprendre selon lui les maires des grandes villes, sur les plans démocratiques, sociaux et environnementaux.

Après avoir subi les foudres de sénateurs et de maires ruraux, comme de militants écologistes et anti-capitalistes, ou plus récemment d’experts et de think-tanks libéraux, les métropoles ne sont même plus épargnées par une partie de leurs propres habitants rêvant d’un cadre de vie plus agréable. À l'origine de ces mécontentements divers et variés ? La restructuration de l’économie mondiale et du capitalisme notamment, qui a transformé le champ des politiques urbaines et eu d’importantes conséquences spatiales et sociales. Observateur critique des façons de gouverner et d’aménager les métropoles, Gilles Pinson pose aujourd’hui son regard sur les mutations que pourrait provoquer – ou non – la pandémie de Covid-19.

Que vous inspire le regain de discours critiques dont les métropoles font l’objet depuis quelques mois et années ?

Il y a quelque chose de très français dans ce débat. A l’étranger, ce n’est pas tant le phénomène de  métropolisation qu’on questionne que ses conséquences, l’emballement des prix de l’immobilier ou l’augmentation des expulsions locatives dans les grandes villes…

En France, donc, le terme de « métropoles » a vu se coaguler contre lui tout un tas de mécontentements. Ceux de citadins eux-mêmes d’abord, nostalgiques du confort de vie d’antan dans les capitales régionales dorénavant confrontées à des bouchons permanents et devenues hors de prix pour certaines. Puis d’une partie du personnel politique, suite à la reconnaissance du fait métropolitain par la loi française en 2014. Comme si la loi MAPTAM était à l’origine de toutes les transformations spatiales affectant notre pays – de la fermeture de services publics en milieu rural, au dépérissement des centres des villes petites et moyennes, en passant par la baisse d’influence des élus municipaux dans les intercommunalités XXL

Les métropoles françaises sont-elles victimes d’une offensive « ruraliste », conservatrice ? 

Je ne crois pas. Elles sont la cible de critiques venant d’horizons géographiques et idéologiques très variés. Les maires ruraux qui dénoncent un biais pro-métropolitain dans les politiques de l’Etat ne portent pas la même critique que les écologistes et altermondialistes radicaux qui résistent « contre la métropole et son monde » à Notre-Dame-Des-Landes ou sur d’autres « Zones à défendre ». Et ces derniers ne fourbissent pas nécessairement le même type d’arguments que les mouvements sociaux voyant dans les « agendas de métropolisation » une menace pour les classes populaires et qui luttent pour défendre le « droit à la ville » à Lyon ou à Nantes.

Toutes ces contestations, aussi disparates soient-elles, et qu’elles soient légitimes ou non, ont le mérite me semble-t-il de reposer des débats essentiels et pourtant marginalisés, comme l’absence de politique nationale claire d’aménagement du territoire ou l’organisation des pouvoirs et les relations entre l’Etat et les élus locaux en France.

Vouées aux gémonies et désertées par une partie de leurs habitants lors des confinements successifs, les grandes villes survivront-elles au Covid-19 ? 

Bien sûr. Néanmoins, en révélant le décalage entre les aspirations des citadins et l’urbanisme quasi-carcéral proposé aujourd’hui dans les grandes villes, cette pandémie incitera peut-être les élus et les techniciens à réviser leurs logiciels de développement. Voire à s’interroger davantage sur la maîtrise publique du foncier et la régulation des promoteurs… La bascule « néolibérale » a été moins brutale en France qu’aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne. Il n’empêche : la critique comme quoi les grandes villes seraient davantage pensées pour les cadres supérieurs – y compris ceux n’y vivant pas encore - revient régulièrement dans les débats politiques à Lyon, Lille, Montpellier ou Nantes.

Après avoir promis de « changer la vie » à travers la transformation des villes, des maires socialistes élus entre la fin des années 1970 et le début des années 2000 comme Gérard Collomb, Jean-Marc Ayrault ou Georges Frêche se sont en effet pris au jeu de la compétition territoriale, au point de se laisser griser par l’innovation métropolitaine à la fin de leurs mandatures. Le cas des politiques culturelles nantaises est emblématique de cette métamorphose : pensées originellement pour contester le pouvoir de la bourgeoisie et des notables, elles ont finalement été transformées en instrument de marketing territorial…

A partir de quel moment les politiques urbaines ayant pu faire le bonheur des citadins courent-elles le risque de devenir contre-productives ? 

Il faut se souvenir de ce à quoi ressemblaient les grandes villes de province, avant de tomber à bras raccourcis sur ces édiles qui auraient « orchestré la gentrification » des métropoles. Dans les années 1980, en pleine désindustrialisation, leurs centres-villes se vidaient de leurs entreprises comme des classes moyennes et supérieures. Lorsqu’un promoteur se proposait d’investir sur l’Île de Nantes où les Chantiers de l’Atlantique venaient de fermer, c’était inespéré. On ne pouvait guère anticiper que ces premiers investissements allaient induire un emballement des marchés immobiliers, puis que les jeunes citadins confrontées à la cherté de se loger en centre-ville se révèleraient moins sensibles au rayonnement de leurs villes dans tel ou tel classement.

La plupart des maires des grandes villes ont réussi à renverser la vapeur à partir des années 2000. Pour le meilleur et pour le pire, donc. Hormis des villes comme Saint-Etienne, les politiques mises en œuvre pour enrayer la paupérisation des centres-villes et sauvegarder le patrimoine ont en effet marché au-delà de leurs espérances. Ce qui a généré de nouveaux problèmes, comme l’inflation immobilière, la difficulté de se loger ou encore la congestion. Charge à la nouvelle génération d’élus d’apprendre à gérer les effets pervers du « succès métropolitain. »

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Vous refusez donc d’instruire leurs procès…

Ce serait un peu trop facile. D’autant que l’aggiornamento des agendas urbains inventés par la gauche socialiste est déjà en cours. Les héritières des grands maires PS, comme Nathalie Appéré à Rennes ou Johanna Rolland à Nantes, ont compris qu’il leur fallait dorénavant prendre en compte les effets pervers – sociaux, environnementaux - des politiques d’attractivité. Les écologistes n’hésitent pas de leur côté à remettre en question ces agendas « néolibéraux ». Mais il ne faudrait pas que ceux-ci pensent avoir fait le job une fois des forêts urbaines plantées et des autoroutes à vélo créées. La question de la création d’emplois dans les villes reste une question centrale, comme ne manquent pas de le leur rappeler certains élus PS.

Prompts à critiquer l’écologie de centre-ville après avoir perdu le leadership à gauche, des socialistes se mettent ainsi à défendre la voiture dont beaucoup d’habitants de lotissements périurbains dépendent aujourd’hui pour leurs déplacements, ou les « emplois bruns » qu’ils occupent comme ceux de l’aéronautique. Le grand enjeu pour la gauche urbaine, c’est de réussir l’articulation des préoccupations sociales et environnementales et de dépasser la foire d’empoigne qui se profile parfois.

Face à l’envolée des prix de l’immobilier, percevez-vous un semblant de reprise en main du marché par le politique ? 

Il y a quelques signaux faibles, très faibles, comme la mise en place des organismes de foncier solidaire, ou les velléités de certains élus d’encadrer les loyers, etc. Il faudra analyser ce sursaut sur le temps-long, pour voir si ces élus parviennent ou non à gagner leurs rapports de forces face au lobby de l’immobilier qui ne manquera pas d’assaillir les élus tentés de réguler les excès du marché...

Investisseurs et promoteurs pourraient menacer de bouder les collectivités imposant trop de contraintes aux opérateurs immobiliers. Voire brandir l’intérêt général pour mieux défendre leurs intérêts, comme ils l’ont déjà fait ces dernières années en justifiant la densification au nom de la « protection de l’environnement », pour contenir l’étalement urbain et non pas maximiser leurs profits… Face à d’éventuels moratoires contre l’urbanisation, je ne serais pas surpris que certains usent, demain, d’une rhétorique « sociale. » Non sans arguments, parfois : arrêter de construire aujourd’hui à Bordeaux par exemple, c’est risquer de faire de la ville-centre et de sa première couronne un « club » inaccessible.

L’éviction des classes populaires et moyennes des grandes villes vous semble donc inéluctable ? 

Non. Déjà, il faut toujours rappeler que les villes ne sont pas des forteresses réservées aux élites, entourées de territoires subalternes accueillant les pauvres et des classes moyennes en proie au déclassement en dépit de ce qu’on peut lire dans « La France périphérique. » Il y a bien des phénomènes de gentrification, mais aussi des politiques – seuils de logements sociaux permis par la loi SRU, interventions sur le bâti ancien – qui permettent le maintien des plus fragiles dans des zones centrales. La majorité des pauvres habitent encore le cœur des métropoles. Reste que ce travail, que toutes les collectivités ne mènent pas faut-il le préciser, repose sur des politiques foncières ambitieuses qui ne produisent généralement leurs effets qu’au terme de plusieurs décennies.

Craignez-vous que les maires freinent la nécessaire mue des métropoles à l’issue de cette crise sanitaire ? 

La répartition des compétences ainsi que des pouvoirs entre les échelons municipaux et métropolitains demeure une question d’actualité un peu partout en France. Faire disparaître les communes ou les transformer en simples mairies de quartier serait une bêtise, alors qu’il n’a jamais été autant question de proximité et de participation citoyenne. Mais l’opacité démocratique des EPCI comme la cogestion aujourd’hui encore en vogue ne sont pas tenables indéfiniment.

Qu’on le veuille ou non, les sociétés urbaines sont traversées d’intérêts contradictoires qui ne manqueront pas de s’exprimer, ne serait-ce que sur les questions épidermiques du climat et des mobilités. Prenez les lobbys de commerçants qui ont obtenu le démantèlement de certaines coronapistes et le maintien d’un statu-quo quelques mois seulement après le premier déconfinement. Et je ne serai pas étonné que les propriétaires de véhicules SUV réclament à leurs maires de banlieues bourgeoises de défendre, demain, leurs droits à polluer.

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Les métropoles vont devenir des lieux de controverse, des champs de bataille entre différents groupes sociaux ayant des visions différentes du futur... Le lobby des maires devra tôt ou tard accepter l’élection des élus métropolitains au suffrage universel direct pour arbitrer ces conflits dans une logique majoritaire. Mais pourquoi ne pas imaginer en contrepartie une Chambre haute sur le modèle du Sénat, dans laquelle les élus municipaux pourraient défendre leurs intérêts en toute transparence ? Ni l’Etat ni l’Association des maires de France ne seront moteurs sur un tel chantier. Tout dépendra de la mobilisation des élus métropolitains et de France Urbaine.

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