« Les maires doivent s’engager dans la bataille pour une loi “Grand âge” »

Hugo Soutra
« Les maires doivent s’engager dans la bataille pour une loi “Grand âge” »

Nicolas Da Silva, maitre de conférences en sciences économique, auteur de "La bataille de la Sécu"

Les élus locaux mécontents de l'impréparation française face au vieillissement de la population et du sort réservé aux seniors, mais aussi plus généralement de la pauvreté des politiques actuelles en matière de santé publique, gagneraient à se pencher de plus près sur le fonctionnement de la protection sociale. Voire à briser l’unanimité politique de façade les liant à l'Etat pour ne pas laisser les administrations centrales et le gouvernement s'accaparer ces dossiers aussi fondamentaux que stratégiques. Auteur de « La Bataille de la Sécu », l'économiste Nicolas Da Silva dresse un parallèle saisissant entre le traitement infligé aux collectivités locales, et le sort commun que Bercy réserve aux CAF, CPAM et autres CNSA, ainsi qu'aux Ehpad ou aux hôpitaux.

Les conseillers départementaux et municipaux se plongeant dans la lecture de « La Bataille de la Sécu » ne se positionneront sans doute plus à l'identique, une fois le livre de Nicolas Da Silva refermé. Ce maître de conférence en économie y éclaire les enjeux et rivalités de pouvoirs autour du contrôle des modalités de gestion et d’organisation du système de santé comme de la prise en charge des personnes âgées.

Longuement interrogé par Le Courrier des maires, il invite les élus espérant faire germer des transformations d'ampleur dans les Ehpad comme à l'hôpital à entamer un rapport de forces avec le gouvernement. De cette discussion franche nouée entre les représentants des collectivités et de l'Etat, ainsi que des mobilisations citoyennes, dépendra selon lui le niveau d'ambition des politiques publiques menées dans le domaine sanitaire et social.

La France, ce pays vieillissant, a-t-elle tiré les enseignements de l’affaire Orpéa et des ravages de la pandémie de Covid-19 dans les Ehpad ?

Nicolas Da Silva : Pas vraiment. Le scandale Orpea a jeté l’opprobre sur les Ehpad privés à but lucratif, sans qu’on ne s’interroge sérieusement sur notre conception déshumanisante de la fin de vie. On n’a pas davantage réfléchi aux raisons de la situation désastreuse des Ehpad, alors que le quotidien n’est, honnêtement, guère plus enviable dans les structures associatives et publiques…

Après avoir fait mine de découvrir la crise de l’hôpital public lors de la crise sanitaire, les élites politiques comme les hauts fonctionnaires des ARS ou de Bercy ont de nouveau feint la surprise à la sortie du livre « Les Fossoyeurs ». Ce sont eux et personne d'autre, pourtant, qui pilotent la pénurie budgétaire entravant le bon fonctionnement des Ehpad comme des établissements sanitaires.

Le sort réservé aux associations de maintien à domicile comme aux Ehpad est-il vraiment comparable à la situation des hôpitaux ?

Sur le temps-long, oui. Les structures actuelles de prise en charge de la dépendance me font penser aux hôpitaux des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Gérés par l’Eglise ou les municipalités après la Révolution de 1789, avec les faibles moyens offerts par la charité et un personnel essentiellement religieux, ils ressemblaient alors à des mouroirs plus qu’autre chose ! Les hôpitaux ne se sont professionnalisés qu’au début des années 1900, lorsque le financement public obligatoire par les assurances sociales permit l’embauche de travailleurs du soin et d’en faire des lieux de production de soin modernes…

S’il y a bien une leçon à tirer de l’histoire, c’est que les Ehpad risquent de demeurer des lieux de charité tant que la dépendance n’est pas financée à la hauteur des besoins. Et cela sans que les économies réalisées sur le dos de ces établissements sécurise le virage domiciliaire pour autant.

La France paierait, selon vous, le sous-investissement chronique de l’Etat dans les politiques de vieillissement et les politiques sanitaires en général…

Derrière l'apparente gouvernance multiniveaux, la gestion des Ehpad comme des hôpitaux est en réalité pilotée par les ARS – donc l’Etat. Pas les conseils départementaux, les mairies ni la Sécurité sociale… C’est à ce niveau national qu’est organisée l'austérité.

Comme à l’hôpital avec la tarification à l'activité (T2A), toute une série de mécanismes de gestion et de règles budgétaires (Aggir, Pathos, etc) sont venus déposséder les acteurs de terrain en charge des Ehpad de la liberté d’organiser leur travail. Les financements ne leur sont plus attribués en fonction des besoins locaux de l’établissement, de la population ou du territoire mais d’indicateurs et de tableaux de bord…

Des protocoles de services de soins aux personnes âgées dépendantes ont été inventés, dans une logique de division des tâches et de limitation là encore de la progression des dépenses de santé. Sauf qu’au bout du bout, le personnel des associations de maintien à domicile comme des Ehpad se retrouve à travailler à la chaîne, comme à l’usine ; les aides-soignantes et infirmières sont transformées en « prestataires » interchangeables, sans même plus avoir le temps d’échanger avec les résidents dont elles ont la charge.

Création de la 5ème branche de la Sécurité sociale, suivie de deux « Ségur » de la Santé après la proclamation du « quoi qu’il en coûte »… Le chef de l’Etat n’a-t-il pas fait sa mue, par rapport au début de son premier quinquennat ?

L’augmentation significative des rémunérations – pas des salaires ni des cotisations finançant la Sécurité sociale, par contre – des aides-soignants et auxiliaires de vie représente une avancée tangible, à mettre au crédit d’Emmanuel Macron. De là à dire que le président a eu une révélation sur le grand âge ou l’ériger en défenseur du pouvoir d’achat des travailleurs du soin, non… Des évènements économiques et politiques imprévus – mouvement des Gilets jaunes, pandémie de Covid-19 –, menaçant l'ordre social comme la survie d'une partie de la population, l’ont contraint à lâcher du lest. C’est différent…

Pourquoi un tel scepticisme, en dépit de cette extension inattendue de l'Etat social ?

Parce que le gouvernement continue « en même temps » d’affaiblir la Sécurité sociale ! Après l’avoir privée de nouvelles cotisations donc de ressources pérennes, Bercy et l’exécutif lui ont imposée de porter le fardeau de la crise sanitaire !

Les recettes de la CRDS – un temps promises à la cinquième branche – ont finalement été fléchées sur le remboursement de la dette accumulée pour payer les dégâts de la pandémie, mais aussi le dispositif de chômage partiel… Un choix inefficace, avant d’être scandaleux. La facture aurait pu être dix fois moins importante si l'Etat avait assumé lui-même ses responsabilités, plutôt que transférer ses arriérés en catimini à la Sécu…

L'Assurance-maladie (CPAM) et la Caisse nationale de la solidarité pour l’Autonomie (CNSA), en rien fautives dans l’irruption et la propagation de la Covid-19, se voient injustement couper les vivres, alors qu’elles auraient été en mesure d’améliorer, sinon, les conditions de travail et de prise en charge dans les EHPAD ou les hôpitaux publics.

Par contradiction ou pur cynisme ?

Des contradictions internes s'expriment parfois au sein de l'Etat, qui n'a rien d'un bloc monolithique. Reste que les arbitrages, sur ce dossier de la dette Covid comme l'idée d'une « Grande Sécu » émise dès 2017 et relancée depuis en vain, ont été systématiquement remportés par les hauts-fonctionnaires de Bercy n'ayant pas la même conception du monde ni les mêmes intérêts que leurs homologues d'autres administrations.

L’obsession des élites politiques – du moins de celles prenant les décisions finales – a consisté, ces trente dernières années, à faire maigrir l’Etat social. Les hauts-fonctionnaires de Bercy comme les responsables nationaux reconnaissent un rôle à la puissance publique, bien évidemment, mais ne consentent à améliorer la prise en charge de la dépendance ou renforcer les politiques éducatives, sanitaires ou sociales qu’en période de conflits ou de crises. Lorsqu’ils doivent couper l’herbe sous le pied de mouvements contestataires…

Nos gouvernements s’efforcent, le reste du temps, à diminuer les coûts salariaux des grandes entreprises capitalistes et réduire leurs « charges sociales ». Cette alliance peu efficiente entre l’Etat et le marché – dont le CICE est la quintessence mais que l’on percevait déjà lors du passage de relais entre le secteur public et les Ehpad privés à but lucratif – grève, de fait, les ressources de la Sécurité sociale. Pour dissimuler leur agenda politique, nos dirigeants inventent de terrifiants éléments de langage tels que le « trou de la Sécu ».

Qu’est-ce qui vous fait dire que cette expression rentrée dans le langage courant n’est qu’une instrumentalisation politique, relevant d’un « mensonge d’Etat » ?

Derrière le déficit récurrent du régime général des travailleurs salariés (accidents du travail, famille, retraite de base, santé) – réel quand bien même il relève de choix gouvernementaux plus que d’une mauvaise gestion des CAF ou CPAM –, gravite tout un ensemble de caisses et d’organismes méconnus (Agirc Arrco, Cades, Unédic, Urssaf, etc) parfaitement excédentaires, eux. Les comptes de la Sécurité sociale, tous régimes sociaux confondus, sont limpides : les recettes sont supérieures aux dépenses.

Par ailleurs, la Sécu ne compte que pour 10% de l’endettement total dans la sphère publique (Sécurité sociale, collectivités territoriales et Etat). La vraie « mauvaise » gestion est celle de l’Etat, qui représente aujourd'hui 80% de la dette publique. Les responsables politiques qui dramatisent et technicisent le débat social procèdent ainsi pour justifier l’austérité imposée à une institution pourtant plébiscitée par la population.

La Sécu, un combat politique ?

 

 

Après avoir soutenu en 2014 sa thèse sur « La performance appliquée au travail du médecin », Nicolas Da Silva a commencé peu après à enseigner l'économie politique de la santé. Maître de conférence à l’université Paris-XIII, il est l’auteur de « La bataille de la Sécu », paru à l'automne 2022 (La Fabrique éditions, 328 pages, 15€). Mobilisant tout à la fois des travaux d'économie, d'histoire et de science politique, il y décortique les choix des derniers gouvernements en matière de protection sociale

Les collectivités doivent-elles, dans ce contexte institutionnel et politique, renforcer par elles-mêmes l'accompagnement et la prise en charge des âgés ?

Tout ce qui participe à améliorer le quotidien de nos aînés ne peut qu’être utile. Cela dit, une réponse « par le bas » n’aurait réellement de sens qu’en contestant, en parallèle, ­l’hégémonie du pouvoir de l’Etat central dans la gouvernance de la CNSA. Ou qu’en pointant sa responsabilité dans le sous-financement de la 5e branche. Ces dossiers n’ont rien de consensuels !

Le gouvernement ne fait aujourd’hui durer les débats du CNR « Bien-vieillir » que pour mieux reporter la prise de décisions difficiles pour l'Etat… Les maires et présidents de conseils départementaux ne doivent pas hésiter à s’engager dans la bataille pour une loi “Grand âge”, quitte à se fâcher avec l'exécutif.

En quoi l’étatisation de la Sécurité sociale sur laquelle vous alertez dans votre récent livre aggrave-t-elle le problème, pour les élus ?

Diminution de l’autonomie financière des collectivités, étatisation de la Sécurité sociale, recentralisation de la gestion des hôpitaux avec l’éviction progressive des maires élus au profit de directeurs nommés par l'Etat, etc… Tout cela relève, en réalité, d’une seule et même volonté de mise au pas des corps intermédiaires et institutions potentiellement les plus subversives du pouvoir central.

Après avoir dé-démocratisé l’hôpital et les mutuelles puis s’être réapproprié le pouvoir à la Sécu, les hauts-fonctionnaires d’Etat rêvant d’avoir les mains libres imposent de plus en plus de contraintes aux collectivités locales. Il ne s'agit pas de simples rivalités de pouvoir, mais bien d'empêcher les élus d'expérimenter des alternatives, de faire état de leurs divergences et in fine de remettre en cause l’extrême centralisation de la prise de décisions économiques et sociales.

Conseilleriez-vous aux élus d’alerter l’opinion publique sur le tour de passe-passe gouvernemental autour de la dette sociale, ou est-ce trop technique ?

L’injonction faite par l’exécutif à la Sécurité sociale de dilapider plusieurs milliards d’euros chaque année sur les marchés financiers pour rembourser une dette dont elle n’est pas responsable plutôt que de financer le système de santé et de prise en charge de nos aînés, c’est une question décisive, à la portée de tout le monde, je crois.

Politiser le débat ne signifie pas multiplier les polémiques politiciennes, mais bien mettre les sujets qui fâchent sur la place publique. Et montrer qu’il existe des conceptions différentes de ce qu’il faudrait faire. Malheureusement, pour l’heure, il n’y a réellement qu’un camp qui s’organise, celui de l’Etat…

Est-ce bien le rôle des élus que de mettre l'exécutif sous pression afin qu’il consolide les politiques vieillesse ?

Libres à eux de se déterminer. Je rappellerai simplement, pour ma part, que les grandes dates de la sécurité sociale en France – 1945, 1967, 1995, 2021 – coïncident toutes ou presque à des moments de tensions démocratiques voire militaires. Le CNR post-seconde guerre mondiale, la guerre d’Algérie, l’avant-Mai 68 ou les grèves contre le plan “Juppé” ont davantage façonné la protection sociale telle qu’on la connaît, que les débats parlementaires ou révélations journalistiques suscitant l'empathie quelques jours et puis s'en va…

Il est illusoire d'attendre sagement une suite aux « Fossoyeurs » ou aux discussions polies entre les départements, la CNSA et Jean-Christophe Combe. Il est bien plus probable qu’une loi “Grand âge” ambitieuse voit le jour grâce à une alliance entre citoyens et élus de terrain visant à se réapproprier la Sécurité sociale et démocratiser l'hôpital public. Ça ne me semble pas si farfelu, tant la santé est l’un des principaux vecteurs par lequel une partie des citoyens se radicalisent et se rebellent.

Reste que se poserait inévitablement, derrière, le problème du manque de moyens…

Nul besoin de faire la révolution pour trouver l’argent public nécessaire au bon fonctionnement de la cinquième branche de la Sécu et du système de santé en général. La France n’est pas un pays pauvre ; quelques réallocations budgétaires – des politiques de l’emploi vers les politiques sociales – suffiraient amplement. Ce n’est pas tant une question de manque de moyens que de volonté politique. D’où la nécessité de conflictualiser le débat politique.

De la crise de l’hôpital public au manque de prévention en passant par la faible anticipation du vieillissement, que gagneraient les élus locaux à sauter les deux pieds joints dans le pré carré de l’Etat social, finalement ?

Qu’est-ce que la société gagnerait, voulez-vous dire ? Des assemblées locales vivant au quotidien sur le territoire me semblent bien plus qualifiées pour décider de fermer une maternité ici ou ouvrir un Ehpad là, que des experts ou hauts-fonctionnaires construisant leurs carrières sur le respect de leur hiérarchie et leurs perspectives d’intégrer à terme des entreprises privées reconnaissantes. Les collectivités ne remplaceront jamais l’Etat français, mais elles peuvent mettre en lumière la nuance entre l’intérêt étatique et l’intérêt public, et montrer que le pouvoir centralisé ne défend pas toujours les intérêts du plus grand nombre mais avant tout le sien…

Dans une Sécu à nouveau aux mains d’administrateurs civils, on pourrait imaginer à terme les élus apporter leurs précieux regards sur ces questions de déserts médicaux, de santé publique ou de vieillissement. Et, qui sait, obtenir une mise en commun du financement du cinquième risque de la Sécurité sociale – par une cotisation obligatoire ou un impôt – permettant d’esquisser un changement de modèle. Encore faut-il, vous l’aurez compris, que les élus ne se contentent pas de réclamer, pour cela, un simple strapontin de plus dans le conseil d’administration des ARS ou de la CNSA…

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