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Spécialiste des questions de démocratie et de participation, Myriam Bachir a suivi attentivement les trois premières années d’exercice des mouvements citoyens pilotant une soixantaine de mairies en France, de manière participative, depuis 2020, en milieu urbain comme rural. Auteure de « Et si les habitants participaient ? », cette maîtresse de conférences en science politique avait déjà chroniqué, lors des dernières élections locales, les souhaits de plus en plus de citoyens de réinvestir l’échelle municipale. Elle les met en garde sur un certain nombre d'écueils à éviter d'ici 2026, dans leurs tentatives plus ou moins réussies jusqu'à présent de démocratisation des arcanes représentatives traditionnelles. Interview à la veille des quatrièmes Rencontres des communes participatives.
Politologue à l’université Jules Verne d’Amiens, Myriam Bachir est l’invitée des « Rencontres des communes participatives », organisées du 25 au 28 mai à Chambéry par le réseau Fréquence commune. Elle y dévoilera les grandes lignes d'un ouvrage qu’elle a coordonné avec Guillaume Gourgues, Jessica Sainty et Rémi Lefèbvre, « Des citoyen.ne.s à la conquête des villes », à paraître dans le courant de l’été 2023. En attendant, elle revient pour le Courrier des maires sur le tournant qu’a représenté les municipales 2020, les premiers pas des listes citoyennes et participatives, les contraintes et risques afférents à la gestion municipale, ainsi que leurs efforts pour ancrer la démocratie participative au sein de leurs administrations et conseils municipaux. De quoi permettre d'évaluer au mieux, à mi-mandat, leurs tentatives de transformer la démocratie locale de fond en comble, et par là-même, la démocratie française tout court.
Parmi la multitude de listes dites « citoyennes » s’étant présentées lors des municipales 2020, combien de collectifs d’habitants composés de réels novices ont réussi à tirer leurs épingles du jeu ?
Myriam Bachir : « Faisant figure de label porteur électoralement parlant, l’appellation « listes citoyennes » a effectivement été utilisé à tort et à travers. Des professionnels de la politique, d’EELV, LFI ou LREM ont avancé masqué derrière un faux-nez participatif, en même temps que des citoyens jamais encartés de leur vie et récusant toute forme de « citizen-washing »… J’estime à 66 le nombre de listes réellement « citoyennes et participatives » (LCP) parvenues à conquérir leurs mairies en 2020. Parmi elles : Annecy, Auray, Castanet-Tolosan, Chambéry, La Montagne, Melle, Poitiers, Saint-Médard-en-Jalles, Quimper, mais aussi des communes plus petites et rurales s’étant reconnues sur le tard dans cette démarche.
Trois ans après leurs élections, ces 66 listes forment-elles aujourd’hui un tout cohérent ? Ou bien leur rapport d’étonnement diverge, aujourd'hui, sur les errements de la décentralisation ou la faible vitalité de la démocratie locale ?
Ces équipes sont très hétérogènes, en cela qu’elles n’ont pas forcément la même culture au départ ou ne fonctionnent pas pareil au quotidien. Certaines ont gagné en toute autonomie, quand d’autres ont dû fusionner avec des listes d’initiative partisanes…
Leurs élus se sont néanmoins découvert quelques points communs, lors des trois premières Rencontres des communes participatives. On retrouve beaucoup de jeunes, très diplômés, très politisés au sens où la plupart étaient préalablement investis dans des organisations associatives, syndicales ou diverses luttes locales, etc. Lorsqu’on aborde les sujets de fond avec eux, on remarque une vraie conscience de l’urgence écologique et sociale, ainsi que des insuffisances et lacunes démocratiques. Ce qui ne veut pas dire, attention, que tous ont la même colonne vertébrale idéologique ou se revendiquent du « municipalisme », pour autant.
De quelles marges de manœuvres des mairies – aussi « citoyennes » soient-elles – disposent-elles pour remédier à la crise des institutions ?
Elles ne sont pas immenses certes, mais c’est bien ce qui guide l’engagement de tous ces novices. Ils dénoncent d’une seule et même voix la décrépitude de nos institutions, notamment locales, et expérimentent des formes de gouvernement alternatives pour tenter de colmater la distance s’étant installée peu à peu entre les représentants de tous niveaux et les représentés, notamment ceux du « bas » de la société. Ce sens du devoir est d’autant plus marqué chez eux que beaucoup reconnaissent des valeurs de gauche et se sont engagées en opposition au populisme d’extrême-droite qui se nourrit – territoire par territoire – de ce délitement démocratique.
Ce diagnostic et ce volontarisme ne sont pas propres aux communes participatives ni à la gauche… Quels éléments distinguent véritablement ces Ovnis récemment élus d’autres collectivités locales ?
C’est vrai. D'autant que les « groupes d’action municipale » (GAM) avaient déjà tenté de partager le pouvoir avec les habitants au mitan des années 1960-70, et d’autres élus disposant d’un mandat représentatif ont déjà pris au sérieux, par le passé, la démocratie participative – de Kirginsheim à Saillans en passant par Loos-en-Gohelle. En cela, les listes citoyennes et participatives n’apparaissent pas ex-nihilo. La plupart ne prétendent d’ailleurs pas réinventer l’eau chaude et se réfèrent à ces expériences françaises ou d’autres modèles à l’international (Barcelone, Marinaleda, Rojava, etc).
Parmi les éléments qui les caractérisent, néanmoins, nombre de mairies citoyennes ont commencé par transformer les modes de gouvernance interne. Avant d’aller parler coûte que coûte aux citoyens lambda, tous ou presque ont en effet souhaité tendre vers plus de collégialité au sein de l’équipe municipale, élargissant l'exécutif souvent au-delà du maire et de ses quelques adjoints. Les décisions ne se prennent d’ailleurs plus tant dans le bureau ou lors des conseils municipaux, que des commissions extra-municipales ou groupes de travail transverses et pluralistes, ouverts aux élus disposant de délégations complémentaires, des élus minoritaires ou leurs sympathisants, des acteurs associatifs volontaires, des collectifs citoyens préexistants ayant l’habitude d’interpeller les élus, ainsi que des habitants tirés au sort dans certains cas…
Pourquoi un tel souci de rompre avec le fonctionnement vertical éventuellement ponctué de quelques concertations, en vigueur dans l’immense majorité des collectivités françaises ?
Je ne formulerai pas les choses ainsi. Beaucoup ont procédé, à leur élection, à un état des lieux de la démocratie locale et de la participation citoyenne. Se méfiant de la démocratie participative descendante et verticale, plusieurs communes telles que Chambéry ont préféré adapter les conseils de quartiers ou mettre en place des dispositifs plus décisionnels mais s’inspirant tout de même de l’existant, plutôt par exemple que recourir à des gadgets plus ou moins sophistiqués type budgets participatifs.
Pourquoi, tout du moins, cette prise de distance avec la conception traditionnelle que la majorité des élus locaux se font de la démocratie participative ?
Parce que la participation citoyenne a été trop souvent été domestiquée, instrumentalisée au niveau local comme national ces dernières années, utilisée à des seules fins de communication ou de popularité, etc. Autant de formes de maltraitances institutionnelles qui ont pu générer au mieux de l’indifférence pour la vie publique, lorsque ce n’était pas une démission totale ou pire. Plusieurs citoyens interrogés lors de précédentes recherches, notamment pour l’ouvrage « Et si les habitants participaient ? », m’ont avoué avoir commencé à voter RN après avoir eu le sentiment de se faire flouer, humilier, lors de concertations-alibis...
Avertis des dégâts opérés par cette vraie-fausse participation, les élus transitionnels ont su éviter à temps les pièges qui se tendaient à eux, jusqu’à présent. Mieux vaut consulter régulièrement la population sur des dossiers de faible ampleur, et leur dire de façon honnête, en effet, plutôt que faire de la mauvaise co-construction sur de grands projets et commettre d’inévitables erreurs…
Les communes participatives sont-elles confrontées, au final, aux mêmes problèmes que le reste des élus, relatifs notamment à la difficile implication de citoyens aux profils variés dans les affaires municipales ?
Je me souviens d’élus déçus du peu d’entrain montré par leurs populations, lors de la première Rencontre des communes participatives au début du mandat 2020-2026, gagnés par une forme d’impatience… La participation citoyenne ne se décrète pas ! Il ne suffit pas de convoquer les citoyens pour qu’ils se mobilisent, tout comme l’arrivée de nouveaux élus ne recréé pas automatiquement de la confiance. D’autant plus en France où la démocratie participative traîne un certain passif…
Les communes participatives n’auraient-elles pas pu tabler sur cette défiance, justement, pour aider les citoyens marginalisés à s’emparer de contre-pouvoirs, de mécanismes d’évaluation ou d’interpellation du conseil municipal, ou bien pour assouplir les droits de pétition ou de référendum – bref élargir la définition de démocratie participative au-delà des seules consultations et réunions publiques et de leurs publics bien spécifiques…
Ces outils, comme n’importe quels dispositifs participatifs au demeurant, ne doivent pas être fétichisés. On pense ce que l’on veut du mandat impératif, du mécanisme de révocabilité des élus, du RIC ou n’importe quelle autre solution de participation autonome et indépendante du pouvoir politique, mais tous ces dispositifs ont été pensés par le haut en règle générale, par des gens politisés.
Répliquer l’Assemblée citoyenne et populaire de Poitiers partout en France, demain, en faisant fi du degré de politisation des habitants, de la culture et l’histoire politique du territoire ou de je ne sais quelles autres réalités sociologiques locales, n’aurait aucun sens ! Attention à ne pas retomber, sous couvert de démocratie délibérative ou directe, dans les travers de la participation descendante !
Autre piège dans lequel plusieurs communes participatives semblent pour le coup être tombées : le « méthodologisme. » Certaines n’ont-elles pas privilégié la forme au fond, au cours de cette première partie de mandat ?
C’est un reproche qui revient souvent dans le débat. Le « municipalisme à la française » actuellement en train d’émerger est considéré comme un mouvement assez procédural. Peut-être parce que des élus ont accepté à un moment donné de dire « je ne sais pas », et fait appel pour beaucoup d’entre eux aux coopératives Bruded ou Fréquence commune pour les guider dans leurs premiers pas… Cette humilité a produit l’effet inverse chez moi, qui considère que se faire élire ne donne pas les compétences pour bien gouverner au niveau local.
Que ces novices des listes transitionnelles partent à la découverte du tirage au sort sur cadastre ou se forment au jugement majoritaire, à la prise de décision par consentement, pour mettre en place des circuits de décision ambitieux ou des formes participatives originales, a plutôt tendance à me rassurer. La démocratie est une matière beaucoup trop délicate et sensible pour jouer avec de façon inopportune. Je préfère mille fois cela, croyez-moi, à des élus tombant dans la « révolution technicienne » et pensant pouvoir plaquer d’un claquement de doigts un schéma démocratique révolutionnaire !
En résumé, à mi-mandat, les listes citoyennes et participatives élues ont-elles résisté à l'épreuve du réel ou leurs jolies promesses ont-elles été déçues ?
Le coût d’entrée a été élevé, c’est certain. Entre l’apprentissage des élus, les arbitrages internes à la majorité pour se doter de dispositifs participatifs citoyens décisionnels qui fassent sens localement, les blocages de la minorité, l’éventuel contrôle de légalité du préfet, et je ne parle pas de la lourde tâche de reconquérir la confiance de la multitude de citoyens les élus des communes participatives se sont aperçus que régénérer la démocratie locale prend du temps. Au point probablement de retarder, pour certains, leurs ambitions en termes de justice sociale et de transition écologique. Du fait de ce rallongement des chaînes de décisions. Du fait de ce hiatus entre les temporalités de l’implication citoyenne et celles du mandat municipal. Des bases solides ont été posées, néanmoins, je crois, pour la seconde partie de mandat.
Quels indicateurs feront foi à vos yeux, en 2026, pour évaluer les bénéfices démocratiques de ces démarches et jauger des réussites ou non des communes participatives ?
Est-ce « toujours les mêmes » qui participent ? Ou bien des jeunes femmes titulaires d’un BTS ou des hommes issus de l’immigration ont-ils fini par se prendre au jeu également ? Les citoyens tirés au sort sont-ils restés investis dans la durée ? Au point de se découvrir une fibre politique et d’en retrouver quelques-uns dans les listes des municipales 2026 ? Voilà quelques éléments qu’il faudra regarder de plus près. En plus d’entretiens qualitatifs et d’observations permettant de se faire une idée du niveau de culture citoyenne et de la qualité du débat démocratique local. Quelques réflexions d’habitants d’ores et déjà entendues à Auray, Poitiers ou Saint-Médard-en-Jalles, me laissent penser que la définition même de « citoyenneté » est en train de s’enrichir depuis le niveau municipal alors qu’elle est plutôt en voie de restriction sur le plan national…
A partir de quand pourra-t-on voir dans la mise en réseau des élus des 66 communes participatives au sein d’« Action commune » les prémices d’un éventuel mouvement municipaliste français ?
Difficile de répondre. Les élus du réseau se référant à Murray Bookchin ou Podemos sont loin d’être la majorité, aujourd’hui. La plupart découvrent le municipalisme par l’action, de façon parfois assez disruptive et subversive lorsqu’ils vont jusqu’à se nicher dans les interstices de ce que l’Etat de droit permet en matière de participation citoyenne. Mais ce sont des radicaux pragmatiques, pas des dogmatiques !
Quand s’apercevront-ils que leurs initiatives s’inscrivent dans un mouvement bien plus large, au-delà de leurs communes et des institutions, voire dépassant la France ? Il faut bien comprendre que tout cela – les communes participatives, mais aussi le mouvement Nuit debout et dans une moindre mesure les Gilets jaunes, Pas sans nous, les ZAD – répond à une entreprise plus globale de remise en cause de nos institutions démocratiques pour le moins vieillissantes, de leurs inaptitudes à traiter efficacement les urgences écologiques et sociales… Sans être naïf, pour autant.
Des maires-notables en plein déni démocratique s’organisent au niveau intercommunal, de l’autre côté, pour conserver leurs acquis ; les associations d’élus négocient auprès du gouvernement pour préserver leurs prés carrés respectifs, tandis que l’Etat dérive dangereusement – entre recentralisation vote de textes liberticides à l’instar de la loi Séparatisme imposant le Contrat d’engagement républicain aux associations. En dépit de la détermination des communes participatives, de leur inventivité pour faire émerger et essaimer une évolution des pratiques politiques mais aussi de leur humilité, la bataille n’est pas encore gagnée ! Loin de là. Quoi qu'il advienne d'ici 2026, néanmoins, les élus impliqués dans ces 66 communes posent actuellement, je crois, les bases d'une transition démocratique par le bas, sur lesquelles d'autres mouvements citoyens pourront s'appuyer à l'avenir. »