Sébastien Chenu, député du Nord et porte-parole du Rassemblement national
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Le Rassemblement national espère faire une percée lors des municipales 2020 et voir de nouvelles communes tomber dans son escarcelle, dans la continuité de son implantation territoriale entamée en 2014. De quoi fournir le nombre d'élus municipaux qui manquent à un parti d'extrême-droite encore en cours de structuration au niveau local ? Le député du Nord et conseiller régional des Hauts-de-France, Sébastien Chenu, détaille cette tentative de "normalisation" du RN à l’œuvre dans les villes petites et moyennes dévitalisées.
Cet entretien avec Sébastien Chenu, ancien adjoint au maire (UMP) et vice-président de l’agglomération de Beauvais jusqu’en 2014, devenu député (RN) du Nord en 2017, est le troisième d’une série sur les stratégies des principaux partis politiques français engagés dans la bataille des élections municipales 2020. Ce sont l’écologiste Bruno Bernard et le "marcheur" Pierre Person qui l’ont inauguré.
Courrier des Maires : combien de communes estimez-vous pouvoir remporter aux prochaines élections municipales ?
Sébastien Chenu : Compte tenu de l’éclatement actuel des forces politiques, donc de l'absence de visibilité sur les stratégies de maintien ou fusion de listes en cas de triangulaire voire quadrangulaire, personne ne peut anticiper les résultats des 15 et 22 mars prochains. Nous espérons faire réélire l’ensemble de nos maires sortants, et décrocher évidemment un maximum de villes supplémentaires. Dans la mesure où nous présenterons environ le même nombre de candidats qu’en 2014, mais dans des communes mieux ciblées, nous sommes confiants sur le fait de disposer de davantage d’élus de base dans les conseils municipaux et d’agglomération en mars 2020. Des groupes RN se constitueront dans les intercommunalités pour y défendre les intérêts de nos habitants. Nous instaurerons un rapport de force politique dans ces structures ayant trop eu l’habitude de fonctionner au consensus.
À défaut d'objectifs chiffrés, dans quels types de territoires croyez-vous pouvoir vous réaliser une percée ?
Inutile de disperser nos forces là où la sociologie électorale est notoirement défavorable au Rassemblement national, ces municipalités ancrées à gauche telles Rennes, Strasbourg ou celles promises à LR ou LREM comme Marcq-en-Barœul dans le Nord. Nous porterons en priorité nos efforts sur des territoires dans lesquels les électeurs nous attendent. Dans la plupart des villes petites ou moyennes, particulièrement celles en proie à un délitement social, économique et politique extrêmement avancé, le RN peut être vu comme un recours face aux échecs de la classe politique en place. C’était le cas de la mairie de Fréjus, qui croulait sous les emprunts toxiques, ou d’Hénin-Beaumont où le premier magistrat a fini en prison pour détournement de fonds public. Grâce à leurs enracinements locaux, David Rachline et Steeve Briois ont su se faire élire puis endosser avec brio le costume de maire.
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Et quelles nouvelles communes, justement, estimez-vous pouvoir faire basculer en 2020 ?
Je ne peux pas vous répondre. Trois conditions sont nécessaires pour qu'une mairie bascule vers le RN ou n'importe quel autre de nos concurrents d'ailleurs. Il faut une équipe sortante divisée, usée ou décrédibilisée ; un challenger crédible ; et un important vivier d’électeurs à sa disposition. Certaines villes remplissent ces critères et basculeront logiquement vers le RN, d’autres se refuseront malgré tout à nous. Probablement arriverons-nous, aussi, en tête « par surprise » dans certaines villes.
Une chose est sûre, à l'heure d'aujourd'hui, c'est que le RN ne semble pas particulièrement attendu à Boulogne-Billancourt ou Neuilly-sur-Seine. Les électeurs nous demandent plutôt de relever Denain ou Maubeuge, des villes très abîmées, anciennes cités minières et/ou en proie à un important communautarisme. Nos adversaires ont beau jeu de nous taxer de populistes ou de fustiger nos solutions soi-disants démagogiques, il est tout de même plus simple de professer des leçons lorsque vous vous contentez de gérer des collectivités sans problèmes telles que Puteaux ou Versailles.
Comment tissez-vous votre toile dans ces villes, en dépit de la faiblesse de vos effectifs militants et de la propension des classes populaires, des moins diplômés comme des plus précaires, à s'abstenir ?
En dépit de ce que racontent les commentateurs, le RN dispose de militants déterminés et d'un électorat fidèle dans tous ces territoires populaires. Il ne nous restait plus qu'à incarner localement l’offre RN, et leur faire sentir ce vent de fraîcheur qui s'apprête à transformer leurs communes… Le différentiel de mobilisation entre la présidentielle et les législatives suivantes nous montre que notre électorat ne se déplace aux urnes uniquement lorsqu'il y a de réelles perspectives de changements. Nous ne l’avions pas suffisamment fait sentir lors des municipales 2014.
Je ne pense pas, sincèrement, que glisser un bulletin RN soit un vote de désespoir, comme le croit le président du Sénat. C’est un vote d’espérance dans une France qui souffre, qui aspire à un profond renouvellement de la classe politique locale comme nationale. Nous les avons entendus : pour les municipales 2020, 95% de nos têtes-de-liste sont des primo-candidats, ouvriers, commerçants, infirmiers et même directeur-adjoint d’Ephad ou attaché territorial, de 40 ans de moyenne d'âge environ. Nous incarnons davantage le changement, aujourd'hui, que le PS ou l’UDI. Nous retrouvons, qui plus est, des professionnels de la politique s’étant notabilisés face à nous et des militants totalement endormis, qui ne font même plus de porte-à-porte. C'est à peine s'ils tractent encore sur les marchés...
Quels sont, selon vous, les ressorts du vote RN au niveau local : un intérêt pour une « doctrine municipale » en cours d'élaboration, ou une réplique de l’adhésion au programme national de Marine Le Pen ?
Probablement un peu des deux : vous retrouverez sans surprise une matrice commune autour de thématiques qui nous sont chères, les « protections » face à l’insécurité, au communautarisme, à la perte d’identité de nos communes, aussi. Mais systématiquement enrichies de propositions répondant à des problématiques bien locales : nos candidats ne sont pas des idéologues. Certaines solutions pourront être dupliquées d’une ville à l’autre, d’autres non. Et l’on s’inspirera, sans honte, de bonnes pratiques portant des résultats : on n'invente jamais rien tout seul ! Cela ne veut pas dire que nous renoncerions aux grands principes du RN, mais je ne saurai vous dire si la politique menée par les maires de Beaucaire ou de Fréjus se rapproche de la gauche ou de la droite.
Et concrètement, personnellement, quels seront alors vos principaux axes de campagne à Denain, par exemple ?
Nos militants et des électeurs nous font confiance pour sécuriser et redynamiser le centre-ville, stopper les subventions aux associations communautaristes s’attaquant à la République, tout en respectant ces mêmes lois de la République et en mariant les couples gays, par exemple. Notre programme fera également la part belle au « localisme », avec la réactivation des marchés, la création de jardins partagés mais aussi de coopératives pour sécuriser l’approvisionnement des cantines en produits bio et locaux, etc. Le tout en baissant, ou à minima en stabilisant, les impôts locaux.
Au programme, également : le recensement de la situation scolaire et professionnelle des jeunes de 16 à 25 ans, pour faire correspondre leurs compétences avec notre politique de démarchage d’entreprises en vue de l’arrivée prochaine du Canal-Seine-Nord. Il appartient au futur maire de Denain de préparer la ville à accueillir davantage d’industries, de plateformes logistiques, ainsi que de pousser notre jeunesse à se former ou y postuler. Nous ne revendiquons pas avoir de recettes magiques, mais le regain d’attractivité de Béziers, Beaucaire, Villers-Cotterêts, Hénin-Beaumont – dont la population augmente lorsqu’elle a plutôt tendance à baisser parmi les villes voisines de Lens ou Liévin – parle pour nous.
Assumez-vous mener des campagnes subjectives, « irrationnelles », en exploitant par exemple le sentiment d’insécurité, en dépit de la baisse objective et rationnelle du nombre d’homicides en France au cours des dernières décennies ?
Soyons sérieux, les habitants n’ont que faire de ces indicateurs ! Je ne fais pas campagne sur le nombre d’assassinats ou de braquages à Denain qui, reconnaissons-le, ne sont pas ce qui perturbe le plus le quotidien des gens. Je parle de ce qui les touche personnellement au plus profond d’eux : vols devant les distributeurs de billets, cambriolages, racket de leurs enfants à la sortie des collèges, violences familiales, seringues et autres traces de toxicomanie dans l’espace public, conflits de voisinage, etc. Peut-être jugerez-vous que ce n’est pas suffisamment intellectuel, mais ma priorité est de répondre aux problèmes du quotidien rencontrés par mes habitants. Nos adversaires peuvent se priver de polices municipales ou de vidéosurveillance par idéologie, ce n’est pas notre cas et nous investirons dans ce sens.
Autre stratégie maintes fois utilisées : le RN use abondamment du filon des « inégalités territoriales », quand bien même la France ne se résume plus à « Paris et le désert français »…
Mais là encore, ce n’est pas une vue de l’esprit. Les habitants de Denain, où le taux de chômage s’élève à 36%, la pauvreté à 43%, pour qui les freins à la mobilité dûs notamment à l’absence de permis de conduire s’avèrent bien plus nombreux, sont loin, très loin, de disposer des mêmes conditions d’éducation, d’accès à la culture ou de transports que les Lillois, qui vivent à quarante kilomètres de là. Si notre équipe gagne la mairie de Denain, nous engagerons un dialogue non pas tant avec notre agglomération de tutelle, la Porte du Hainaut, que celles de Lille et Valenciennes pour coopérer davantage sur les mobilités ou la santé, contre la mise à disposition de notre foncier pour accueillir les sous-traitants désireux de se rapprocher des sorties d’autoroutes et de ces pôles dynamiques. Il faudra aussi repenser les mécanismes de péréquation : les métropoles ayant la mondialisation heureuse, déjà gavées d’argent public comme privé, devront redistribuer davantage à l’autre France, miséreuse, en train de crever à ses portes.
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Alors que les plus pauvres se concentrent dans les territoires urbains, dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, le RN peut-il vraiment postuler au titre de parti des classes populaires ?
Le RN accueille les Français de tous horizons, de gauche ou de droite, se retrouvant confrontés au déclassement. Parmi nos électeurs, vous trouverez des cadres comme des routiers, des fonctionnaires autant que des employés de PME sacrifiés sur l’autel de la mondialisation. Je ne dis pas que c’était mieux avant, mais les trajectoires de la France des services et du déracinement, symbolisée par les métropoles, diverge nettement et ce de plus en plus des petites villes qui se lèvent tôt et se vivent comme leur miroir inversé. Les électorats de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron n’ont pas les mêmes passés, soit, mais ils ne partagent plus, et c’est plus grave, les mêmes intérêts et besoins. Du jour au lendemain, nos électeurs se sont retrouvés concurrencés par des entreprises ne respectant pas les mêmes normes ni ne payant les mêmes charges, ainsi que de nouveaux services non-publics créant un nouveau prolétariat – du livreur de repas au chauffeur Uber. Le RN, comme Brice Hortefeux et Gérard Collomb avant lui, a pris la mesure de cette extrême-tension. Nous voulons nous placer en recours là où les fractures sociale et identitaire se croisent, à Maubeuge, Denain ou Perpignan.
Ce discours ne manquera pas d’interpeller vos adversaires…
Je ne sais pas. J’ai remarqué que la plupart des maires que nous contestons n’avaient plus de visions territoriales. Ce sont soit des idéologues, soit des gestionnaires à la petite semaine. Prenez l’exemple de toutes ces villes communistes du Nord-Pas-de-Calais : leurs élus se sont progressivement notabilisés et n’ont plus pour objectif de changer la vie de leurs habitants, mais de durer politiquement. Ils ne proposent plus grand-chose, et tant mieux d’ailleurs tant ils sont devenus interchangeables avec les élus LR, LREM ou PS. Attention : je n’ai pas dit qu’ils ne faisaient rien. Ils font plaisir à leurs clientèles électorales, mais ils ne répondent pas, par contre, aux problématiques rencontrées par leurs habitants. Je veux bien que la mairie subventionne la représentation d’une pièce de Bertold Brecht à la salle Pablo Neruda – personnellement, j’adore la culture – mais redresser nos villes et y ramener de l’emploi ne devrait-il pas être prioritaire, quitte à redévelopper par la suite une offre de culture et de loisirs plus importante encore ?
Un tiers de vos 1600 conseillers municipaux de 2014 ont démissionné en cours de mandat ; craignez-vous la multiplication d’erreurs de castings ou d’errements de gestion qui pourraient découler de cette « institutionnalisation » rapide ?
Un mandat local est stimulant, mais demande beaucoup de temps pour, au final, être mal indemnisé et se faire engueuler dans la rue ou sur les réseaux sociaux. S'investir dans ce contexte représente un sacrifice certain. Mais nos candidats y sont préparés. Peut-être l’usure du pouvoir gagnera le RN, lui aussi, un jour ; mais ne pensez pas que nos candidats soient plus bêtes par nature que les autres. Ceux élus en mars se formeront, les autres continueront à apprendre patiemment dans l’opposition, six ans durant... Croyez-vous que les startuppers et autres webdesigners d’En Marche se sont demandés s'ils avaient le niveau, avant de se faire élire à l’Assemblée nationale ?
Le bilan des 14 mairies RN a-t-il été entaché par leur incapacité à peser au sein de leurs interco et à influer sur les politiques structurantes de logement, de transports ou de développement économique ?
Très honnêtement, bien sûr que les conflits entre les maires RN et des présidents d’agglomérations d’autres bords politiques existaient. Cela a ralenti la mise en place de nos politiques, mais je n’ai pas le souvenir d’un maire RN qui m’ait rapporté avoir été empêché de mener à bien une promesse sur laquelle il s’était engagé. Les habitants n’ont pas ressenti ces problèmes de gouvernance, comme d’autres points d’ailleurs. La programmation culturelle n’a pas été impactée, avec des artistes hostiles au RN comme Michel Boujenah ou Gad Elmaleh qui continuent de se produire dans nos mairies. L’Etat continue de nous verser des dotations, les collectivités de cofinancer des projets, comme la région Hauts-de-France avec la piscine d’Hénin-Beaumont.