« La réindustrialisation ne viendra pas des seuls élus locaux ! »

Hugo Soutra
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« La réindustrialisation ne viendra pas des seuls élus locaux ! »

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Pourquoi des territoires ont-il conservé un tissu industriel, quand d’autres villes petites et moyennes se sont vidées de leurs activités productives ? L’interventionnisme politique n’explique pas tout, estime Gilles Crague, qui souligne également l’ancrage et le volontarisme de certains capitaines d'industrie. Professeur à l’École des Ponts Paristech et directeur de recherche au laboratoire CIRED, ce sociologue adepte des recherches-actions plaide pour des politiques industrielles partenariales. Et appelle les élus locaux à changer de logiciel et monter en compétences, pour retisser au plus vite des liens étroits entre enjeux environnementaux, productifs et territoriaux. Entretien.

Courrier des maires : D'où vient la dynamique singulière de certains territoires industriels, à l'instar de Vire Normandie commune nouvelle sur laquelle vous vous êtes penchés pour le POPSU-PUCA ?

Gilles Crague : avec environ 3500 emplois industriels soit 23% de l’emploi total, la zone d’emploi de Vire n’est pas une exception. Cette singularité viroise, assurément, existe ailleurs en France. Ancenis, Châteaubriant, Loudéac, Pontivy, ou encore Saverne : d’autres petites villes ont résisté de façon assez remarquable à la désindustrialisation, alors que le nombre d’emplois industriels passait en France de 6 à 3 millions entre 1975 et aujourd’hui…

Si  la part relative de l’industrie peut rester proportionnellement plus importante dans les petites villes, et par conséquent plus visible, cela ne signifie pas que l’industrie doit être tenue pour quantité négligeable dans les territoires métropolitains : on dénombre 17 000 emplois industriels à Grand Orly Seine Bièvre, par exemple, en région parisienne, qui représentent (seulement) 6% du total des emplois de ce territoire.

Tout de même, comment expliquez-vous l’existence de tels « villages gaulois » dans les territoires intermédiaires ?

L’industrie est un monde extrêmement discret, propice à tous les fantasmes. Mais le secret de la plupart de ces écosystèmes industriels dynamiques repose d’abord et avant tout sur les histoires et les projets d’entreprises… Expliquer systématiquement les choses par un soi-disant « effet local » ou les politiques publiques est une facilité de journalistes et parfois même de certains universitaires !

Les élus de Vire et les industriels locaux se connaissent et se fréquentent – Vire compte de nombreux clubs ; certains élus et chefs d’entreprises partagent parfois les mêmes passions, comme la voile à Granville… Comme dans beaucoup de petites villes, il y a une proximité entre notables locaux. Très bien. Mais tout cela ne nous aide pas à comprendre de manière probante ce qui distingue Vire d’autres bassins d’emplois du même type, comme Condé à une quinzaine de kilomètres à peine, qui a connu une dynamique moins favorable.

Vous semblez quelque peu critique vis-à-vis des théories sur l’ « effet local »…

Disons que je me méfie des formules et chiffres magiques ! Au risque de contrarier beaucoup d’économistes ayant acquis leur notoriété avec cette expression, cessons de fantasmer sur l’existence d’un bouillon de culture locale, d’un écosystème public-privé territorial particulier ! Les disparités territoriales que l’on observe dans les performances industrielles entre un bassin économique dynamique et le niveau national s’expliquent, pour partie, très simplement : des entreprises relevant de la même catégorie sectorielle pour l’INSEE s’avèrent parfois très différentes dans leurs organisations et leurs marchés, et donc, in fine, dans leurs résultats.

Au-delà des stratégies de chaque entreprise, aucune spécificité territoriale tel que le cadre de vie ou l’enracinement du capitalisme familial ne serait selon vous à l’origine de la réussite économique particulière de Vire, donc ? 

La permanence territoriale des chefs d'entreprises virois, avec la présence sur place des mêmes industriels depuis parfois plus d’une trentaine d’années, est sans doute l’une des explications les plus probantes. Mais, entendons-nous bien : tout a changé en dix ans à peine !

Les entreprises locales ont modifié leur structure capitalistique, certaines grandi de façon spectaculaire, toutes ont changé de machines, fait évoluer le profil de la main-d’œuvre (diminution drastique des ouvriers non-qualifiés, embauche de techniciens qualifiés), trouvé de nouveaux clients, etc. Elles n'auraient pas pu s’adapter aux évolutions des marchés et des règlementations, sans cela … Autrement dit, le maintien de l’industrie à Vire s’explique d’abord par la capacité de transformation de ses industriels !

On notera toutefois qu’aucun capitaine d’industrie virois n’a fait rentrer de fonds d’investissements vautours pour mener toutes ces transformations. Mieux, la plupart ont gardé le contrôle du capital, ou tout du moins la maîtrise opérationnelle et stratégique de leurs entreprises. Et réinvesti leurs profits dans leurs usines, plutôt que sur le marché immobilier caennais ou parisien, des médias ou des œuvres d’art

Comment les collectivités locales voire le gouvernement peuvent-ils renforcer l’ancrage de l’industrie, ce lien entre territoires et unités de production, à l’heure de la suppression de la CVAE ?

Le rôle premier des collectivités consiste à mettre en œuvre les compétences dont elles ont la charge, donc d’organiser, comme à Vire Normandie, des services techniques performants et réactifs, pour bien aménager le foncier économique, bien équiper les sites industriels en réseaux divers, bien traiter les déchets et rejets des entreprises.

Le gouvernement communique massivement aujourd’hui sur la lenteur et la complexité administrative auxquelles doivent répondre les « sites industriels clé-en-main », mais aucun industriel virois ne se plaint du trop-plein de règlementations environnementales ! Et pour cause, tout est mis en œuvre localement pour faciliter leurs projets de développement, ce qui signifie d’abord et avant tout, les faire rentrer dans les clous règlementaires en coopérant avec les services dela DREAL ou de la Région, et ce dans des délais raisonnables afin de ne pas leur faire perdre de nouveaux marchés.

Dans un tel environnement, pourquoi les chefs d’entreprises virois quitteraient-ils leur territoire ? Monde économique et politique ne forment pas une communauté organique. Ils vivent néanmoins sur la même planète, dans la même petite ville, ne s’ignorent pas complètement mais interagissent chacun dans son rôle, à bonne distance, sans que les intérêts publics et privés ne se confondent de manière malsaine…

Quel regard portez-vous sur l’interpellation du gouvernement par certaines associations d’élus, qui demandent à territorialiser davantage les politiques industrielles pour accélérer les relocalisations ?

« Intercommunalités de France » fait bien de marteler que la bonne marche de l’industrie repose sur toute une combinaison de ressources locales (eau, énergie, foncier, gestion des déchets, main-d’œuvre) et pas seulement de paramètres nationaux – la fiscalité, l’innovation ou la technologie, etc. C’est d’ailleurs pour cela que l’Etat a créé en 2018 le programme  « Territoires d’industrie », qui semble avoir du mal à trouver sa place dans la vaste réflexion gouvernementale sur la réindustrialisation, de France 2030 au projet de loi industrie verte.

N’oublions pas que c’est à Matignon, sous Edouard Philippe, et non au sein des associations d’élus, que s’est inventé ce programme… La réindustrialisation constitue, en réalité, un sujet d’intérêt relativement récent pour le bloc communal. Méfions-nous de ces petits jeux politiques et rapports de forces entre collectivités et Etat, vraiment. Le grand enjeu pour les associations d’élus, au-delà du lobbying vers l’Etat et les grands opérateurs nationaux type ADEME ou BPI intervenant de plus en plus en marge des procédures parlementaires habituelles, c’est aussi d’aider leurs adhérents à se doter des compétences nécessaires pour traduire en actes cette ré-industrialisation qu’elles appellent de leurs vœux.

Au-delà des quelques petites villes très dynamiques régulièrement citées, comme Lacq, Le Creusot-Montceau, Figeac, Les Herbiers ou Vitré, les collectivités ne vous semblent pas au niveau ?

Lorsque le tissu industriel s’est effondré, les maires de la plupart des villes petites et moyennes ont dû trouver dans l’urgence des relais de développement économique. Côté entreprises, la grande distribution ou la logistique ont un temps pu jouer ce rôle. Mais la plupart des collectivités ont fait le pari de l’économie résidentielle, du tourisme et des services, tentant d’attirer des cadres à fort potentiel ou hauts revenus à grand coups de campagnes de marketing territorial.

Cette doctrine selon laquelle mieux valait attirer des revenus que de la production pour développer son territoire, relayée par les associations d’élus, a infusé dans les territoires, au point de devenir le paradigme dominant du développement économique local dans les années 2000 et 2010. Les associations d’élus sont clairement revenues sur ces idées aujourd’hui et c’est tant mieux ! Si plusieurs voix s’élèvent pour dire que l’Etat doit mener une révolution copernicienne sur le sujet de l’industrie, un changement de logiciel doit manifestement aussi être opéré du côté des élus locaux !

L’urgence écologique avec la flambée des prix de l’énergie, la problématique du recyclage des déchets ou les restrictions d’eau à prévoir en cas de sécheresses ne va-t-elle pas renforcer, tout de même, l’importance des collectivités et la dimension « locale » de la réindustrialisation ?

Si, évidemment. Ces débats sur la consommation d’eau ou d’énergie, qui ont déjà démarré dans bon nombre de territoires sous l’impulsion le plus souvent des habitants, font écho à toutes les ressources locales consommées par l’industrie. Ce sont autant de réflexions qui conditionnent la réindustrialisation ; c’est là que se joue la cohabitation entre les industriels et les populations, et c’est au niveau local qu’elles se dénoueront. Pas à Paris.

Permettez-moi d’insister tout de même sur le caractère multi-niveaux de la réponse publique, tant les enjeux règlementaires dépassent les intercommunalités et les régions. Prenez le cas de la réutilisation des eaux usées, très peu pratiquée en France contrairement à d’autres pays européens. Aussi performants soient-ils, les techniciens du service Eau-Assainissement de Vire Normandie ne peuvent, en l’état, pas faire grand-chose face à la forte consommation d’eau de l’industrie agroalimentaire et sa dépendance au réseau d’eau potable dans les périodes de restrictions dues aux sécheresses…

Si la production en France à des standards sociaux mais aussi environnementaux plus élevés que bien des pays émergents peut s’entendre, ne faut-il pas craindre davantage d’impacts locaux dans l’air, nos eaux, nos sols, voire même sur la santé des riverains ?

Relocaliser des productions hier parties en Asie, c’est bon pour le déficit manufacturier de l’économie française donc la richesse nationale, mais aussi et surtout pour l’empreinte carbone de la France. Et c’est la même chose pour le verdissement de l’industrie diffuse : les PMI et ETI ont tout à gagner à entrer dans des stratégies d’économie circulaire ou d’écologie industrielle territoriale. La réindustrialisation verte est un enjeu qui dépasse, en cela, de très loin les seuls intérêts locaux…

Plus généralement, je crois nécessaire d’adosser cette question environnementale à de nouveaux sentiers de développement. La sobriété écologique pour la sobriété écologique, ça ne marchera pas ! Reste l’acceptabilité locale de l’industrie, toujours problématique. Pour espérer emporter l’adhésion des riverains, les co-bénéfices environnementaux doivent être rendus visibles pour les citoyens si on veut éviter les comportements de rejet de l’industrie.

Les collectivités ont-elles seulement la légitimité mais aussi les moyens, selon vous, de transformer en profondeur nos modes de consommation et de production – donc nos modes de vie –, de travailler sur tous ces enjeux d’acceptabilité sociale ou d’empreinte environnementale de l’industrie ?

L’alerte des associations d’élus et des collectivités sur une réindustrialisation trop verticale a son utilité, encore une fois ! Simplement, dans l’état actuel de la Constitution et de l’organisation administrative de la France, la solution ne viendra pas des seuls élus locaux ! Les intercommunalités pas plus que les régions ne relocaliseront pas grand-chose ni ne verdiront massivement notre tissu industriel, a fortiori après la diminution des impôts et de production et la suppression de la CVAE, sans le concours de l’Etat. Il n’y aurait rien de pire, vraiment, que de voir le gouvernement se désinvestir et donner les clés du camion aux territoires ! L’Etat doit rester dans le jeu, les politiques industrielles doivent rester multi-niveaux, partenariales et transversales.

L’Etat doit stimuler la formation d’une nouvelle génération d’ingénieurs et de techniciens et donner les moyens aux collectivités d’intégrer ces nouvelles compétences pour mettre en œuvre les changements d’ampleur qui sont aujourd’hui pour l’essentiel consignés dans l’affichage d’objectifs et  différentes feuilles de route, de la Stratégie Nationale Bas Carbone à « France 2030 ». On pourrait aussi, le cas échéant, recréer des services déconcentrés et renforcer l’ancrage local des grands opérateurs publics (ADEME, BPI…). Il faut, quoi qu’il en soit, faire évoluer en profondeur les comportements des industriels – sur l’analyse du cycle de vie de leurs produits, la gestion des déchets et rejets, de l’eau, du foncier –, mais aussi les consommateurs. Et probablement des décideurs, locaux ou nationaux : une politique industrielle basée pour l’essentiel sur la défiscalisation et la diminution du coût du travail, donc la baisse des ressources publiques, a de fortes chances de passer à côté des enjeux de la transition écologique et énergétique !

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