« La France ne se donne pas les moyens d’accomplir le projet républicain »

Hugo Soutra
« La France ne se donne pas les moyens d’accomplir le projet républicain »

Banlieue

© Touvert (Flickr, Creative commons)

Dans la foulée de son rapport remarqué sur les politiques inégalitaires de l'Etat en Seine-Saint-Denis, le député (LR) de Haute-Marne François Cornut-Gentille souhaite enfoncer le clou. Pour lui, les ministères régaliens doivent se réformer sans attendre pour redonner de la force à la promesse républicaine, notamment dans les territoires les plus pauvres.

Avec son rapport « La République à reconstruire » évaluant l'action de l'Etat en Seine-Saint-Denis, le député (LR), François Cornut-Gentille, a dressé un constat sans appel des difficultés rencontrées par ce département francilien. Aux côtés de son homologue Rodrigue Kokouendo (LREM), il y plaide pour une réforme radicale de l'Etat afin que la promesse républicaine ne demeure pas une vaine injonction sans fondements.

Vice-président du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale, mais aussi membre du groupe sur la ruralité, François Cornut-Gentille dit vouloir continuer à mettre l'exécutif et l'administration sous pression tant que ne seront pas remis en cause les mécanismes publics desservant les territoires les plus pauvres. Avec des parlementaires et élus locaux de Seine-Saint-Denis, il rencontre le premier ministre, Edouard Philippe, ce mercredi 26 septembre.

Jamais le Parlement n'avait mené de mission d'évaluation sur un territoire précis. Qu'est-ce que cette approche inédite dans le 9-3 vous a permis de relever par rapport à l’audit plus classique d’une politique précise ?

Les débats sur le coût et l'efficacité des services publics ne manquent pas, au niveau national. Mais ils restent, de mon point de vue, très théoriques pour ne pas dire creux, en cela qu'élus de gauche et droite restent figés sur des positions idéologiques : recrutements de fonctionnaires d'un côté, baisse des dépenses publiques de l'autre. Prendre l'exemple concret de la Seine-Saint-Denis, un département qui concerne qui plus est toute la République, a été un moyen de s'extirper de l'idéologie keynésienne ou ultralibérale afin de poser ce nécessaire débat sur l'organisation de l'Etat de façon pragmatique.

[caption id="attachment_76996" align="alignright" width="300"] François Cornut-Gentille, député LR de Haute-Marne[/caption]

Et qu’est-ce que notre rapport montre ? Qu’en matière d'éducation et d'égalité des chances, de sécurité ou de justice, les gouvernements successifs disent y intervenir de manière prioritaire et débloquent tous des crédits spécifiques, mais qu’en réalité, l'égalité républicaine n'est pas du tout au rendez-vous. En disant cela, je ne vise aucun gouvernement en particulier. Au-delà du volontarisme supposé de Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron, par-dessus les beaux discours réaffirmant l’urgence de réparer cette fracture socio-territoriale, les résultats ne trompent personne. Et ce malgré les alternances qui se succèdent...

Les quartiers prioritaires de la politique de la ville ne seraient, en fin de compte, pas si prioritaires ?

Je ne dis pas que l'Etat n'a rien fait, ou qu'il fait tout mal. Mais il ne met pas les moyens, du moins pas à la hauteur de ce que la situation nécessite, pour rétablir l'égalité des chances. C'est grave, car cela veut dire que la France ne se donne pas les moyens d'accomplir le projet républicain. Il faut affronter la réalité en face. L'Etat français se paie de mots, aujourd'hui.

La ville de Saint-Denis compte beaucoup moins de policiers par habitant que le XVIIIème arrondissement de Paris, alors que le nombre d'incidents y est plus élevé et la tâche nettement plus difficile. Ce constat vaut aussi pour l'école : le rectorat recrute des enseignants moins compétents et moins expérimentés que ceux affectés dans d’autres territoires ailleurs en France. Les élèves de Seine-Saint-Denis situés dans des zones d’éducation prioritaire sont donc moins bien scolarisés qu’ailleurs : ils partent avec un retard que l'Education nationale aggrave.

Ces inégalités résultent-elles uniquement d'une question d'effectifs ou de moyens ?

Non, pas seulement,. De méthodologie aussi. Ignorant jusqu’à la réalité même du territoire, l’Etat ne parvient pas à traiter efficacement les problématiques qui s’y posent comme elles le mériteraient. Les gouvernements successifs et parlementaires de la France entière ne cessent de débattre, par exemple, de l’immigration. Mais nul ne connaît le nombre exact de clandestins présents en Seine-Saint-Denis – les estimations vont de 100 000 à 400 000 selon les sources, à comparer avec les 180 000 habitants légaux d’Haute-Marne...

Un recensement détaillé me semble pour le moins nécessaire : ces résidents ont des besoins très spécifiques en termes d'éducation ou de santé, qui impliquent des moyens et des méthodes de travail différentes. Que vous soyez pro-intégration ou plutôt du camp prônant les reconductions systématiques aux frontières, tolérer ce déni de réalité vous condamne au verbiage et à l'inaction.

Ce déni de réalité existerait également, selon vous, en matière de sécurité ?

Du blanchiment d'argent issu du trafic de drogue à la prolifération des marchands de sommeil ou au trafic d’armes, la délinquance en Seine-Saint-Denis n'a aujourd’hui plus rien de traditionnelle. Toutes ces nouvelles activités concourent à déstructurer des familles, l’école et au final la société française et la République dans son ensemble. Mais la Police nationale n'a pas changé pour autant ses méthodes de travail pour tenter de s'y adapter.

Aujourd'hui, l'Etat épuise les policiers en leur demandant de courir après trois petits guetteurs alors que les tribunaux sont submergés par des affaires de deal qui prolifèrent et n'en finissent pas ! Donc, non, il ne s'agit vraiment pas que d'une question d'effectifs ou de moyens. Il faudrait plutôt moderniser le mode de gestion et de recrutement des fonctionnaires, le mode de management et de gestion des carrières pour y attirer les agents les plus expérimentés.

Que vous inspire les mesures dévoilées mi-juillet par l’exécutif dans le cadre de la « mobilisation nationale pour les quartiers » ?

Rien de bon ni de rassurant. Prenez le cas de la « Police de sécurité du quotidien », recyclée dans le plan Banlieues du gouvernement. Je ne préjuge pas de l’efficacité de cette réforme  ; peut-être est-il pertinent de tester cette nouvelle version de la « police de proximité » en lieu et place de la « police d’intervention avec descentes de CRS » qu’avait promue à l’époque Nicolas Sarkozy... Mais la vraie réforme à faire en matière de sécurité dans les quartiers populaires, très honnêtement, aurait plutôt dû concerner la gestion des effectifs que trancher entre « Pour ou Contre la police d'intervention», ou « Pour ou Contre la police de proximité ».

Allez discuter avec les enseignants, policiers ou magistrats exerçant en Seine-Saint-Denis. Tous ont envie d’agir mais tous perdent progressivement le sens de leurs missions, au point de finir par se décourager. Ce ne sont pas des grands mots. J’ai été autant si ce n’est plus frappé par le désarroi des agents de terrain – élus, enseignants, policiers de base mais aussi chefs d’établissements ou commissaires -, que par la langue de bois des administrations centrales qui continuent à détourner le regard. Combien de temps le gouvernement restera-t-il, lui aussi, dans le déni ?

Que préconisez-vous pour rendre la politique de la ville enfin efficace ?

Je me méfie beaucoup de la politique de la ville. C'est à l'Etat et aux ministères régaliens d'assurer l'égalité des chances, de garantir la sécurité et la justice. Or, dans les quartiers, il recule sur ces domaines et a tendance à se décharger de ses responsabilités sur des associations, certaines formidables et d'autres plus discutables. Mais pourquoi donc des associations réussiraient là où l'Etat a échoué auparavant ? Le but de la politique de la ville ne devrait pas être de rendre la situation supportable ou d'acheter la paix sociale, mais d'assurer l'efficience des services publics, a minima sur les missions centrales de la République.

Les services de l'Etat doivent construire des solutions nouvelles, des méthodes de travail différentes qu'il reste encore à imaginer avec l'Insee et les collectivités. Logement, école, sécurité, santé publique : les élus locaux, qui n’ont pas d’autres choix que de regarder la réalité en face, eux, devraient jouer un rôle beaucoup plus grand dans la définition des priorités des pouvoirs publics, me semble-t-il. Leur rôle dans la politique de la ville ne devrait pas simplement se réduire à du co-financement.

Ne faudrait-il pas renouveler cet exercice d'évaluation territoriale au-delà des banlieues urbaines pauvres du 9-3, mais aussi à Vierzon, Forbach ou Saint-Dizier ?

Certainement. Je préfèrerai personnellement participer à l’élaboration de politiques nouvelles si le premier ministre Edouard Philippe osait reconnaître l’ampleur des inégalités en Seine-Saint-Denis et la nécessité d’innover sans attendre dans la réforme de l’Etat. L’inadaptation des moyens de l’Etat et les inégalités qui en résultent sont plus éloquents dans ce département que n’importe où ailleurs en France métropolitaine. Mais j’espère que d'autres personnes dupliqueront ce travail d'évaluation sur d'autres parties du territoire national, afin de documenter et d’objectiver au plus près les inégalités territoriales.

En tant qu'ancien maire de Saint-Dizier, j'avais déjà eu l'occasion d'observer des dysfonctionnements de l'Etat dans ma ville, dans mon quartier prioritaire mais pas seulement. Les formes d’insécurité, par exemple, ont fortement évolué dans les territoires ruraux aussi. La Haute-Marne ou la Meuse sont également en proie aux trafic de drogue ainsi que, depuis quelques années, à une délinquance itinérante venue de l’étranger. La réorganisation de la gendarmerie en de nouvelles brigades s’est seulement faite pour une question d’effectifs, malheureusement, et pas d’évolution des missions. Résultat : les gendarmes sont toujours incapables actuellement de faire face aux problèmes posés et auxquels sont confrontés nombre de Français.

Questionner l'efficacité de l'Etat par le biais de l'évaluation territoriale représente-t-il une perspective d’avenir pour le Parlement ?

Ce serait un bon moyen de redevenir audible, à condition de ne pas se contenter de rééditer ce que fait déjà très bien la Cour des comptes ou les Inspections générales, ou de façon plus médiocre la RGPP, la MAP ou Cap 22. Un audit parlementaire n'a de sens que s'il révèle ce que l'administration ne peut pas dire, et propose ce que l'exécutif n'a pas le temps ou le courage de faire lui-même. La valeur ajoutée des rapports de contrôle sur des territoires précis, si d’autres voyaient le jour dans les mois à venir, ne consisterait pas à demander de fusionner tel et tel services pour faire des économies de bouts de chandelle, mais bien d'interroger l'Etat de façon exigeante sur sa façon de se réformer pour concrétiser la promesse républicaine.

Ne laissons plus les technocrates nous infantiliser et nier les problèmes de l’Education nationale, de la police et de la gendarmerie, de la Justice. Sinon, les partis extrémistes, qui aiment souffler sur les braises, continueront d’assurer que tous nos problèmes découlent de l’immigration massive ou du capitalisme sauvage. Je le dis et le répète : les rapports de contrôle et d’évaluation n’ont pas pour but de reproduire le baratin des administrations, des gouvernements ni des partis politiques, mais doivent participer à revitaliser le débat public. J’ai écrit mon rapport dans le but d'orienter la colère du peuple sur des problèmes bien précis que j’ai voulu documenter. La politique, ce n'est pas seulement vouloir prendre la place des autres mais bien changer les choses pour résoudre les problèmes.

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