Guillaume Gourgues est maitre de conférence en sciences politiques à l'université Lyon 2
© Corinne Rozotte (Agence Divergence)
Co-auteur de l’ouvrage à paraître « Des citoyen.ne.s à la conquête des villes » (aux éditions du CNRS), Guillaume Gourgues revient ici sur la tension entre, d'un côté le souhait des « municipalistes » et du réseau Action commune les fédérant de rompre avec une démocratie participative dépolitisée à souhaits, de l'autre la recentralisation en cours de l'Etat français. Ce maître de conférences en science politique à l’université Lumière Lyon-2, passé par l’université de Franche-Comté analyse, en cela, le fossé que ces novices en politique doivent encore combler pour oxygéner véritablement la démocratie locale.
S’il continue à mener d’autres recherches en parallèle sur les conflits au travail et le syndicalisme, celui qui avait soutenu dès 2010 une thèse de doctorat sur le « consensus participatif » – l'ayant conduit à évaluer les politiques participatives de quatre régions françaises différentes – est devenu, au fil du temps, une voix écoutée sur ces différents enjeux de citoyenneté.
Les mairies conquises par des listes « citoyennes et participatives » ont-elles tenu leurs promesses ?
Guillaume Gourgues : « Il est un peu tôt pour porter un jugement ferme et définitif sur leurs premiers pas. Personne ne peut vraiment affirmer, en l’état actuel des choses, que la démocratie locale se porte mieux – ni moins bien – à Granville, Poitiers, Quimper ou Saint-Médard-en-Jalles. Sans doute trouve-t-on d’ailleurs des démarches équivalentes, du moins à l’esprit assez proche, dans d’autres municipalités gouvernées par des élus plus "conventionnels."
La différence fondamentale entre ces équipes et le reste des collectivités réside principalement dans leur souhait de proposer un récit politique alternatif, en commun, au niveau national. Face à la dégradation ambiante des conditions démocratiques, les élus fédérés sous la bannière du réseau Action commune se définissent comme des acteurs du changement environnemental et social, et pas de simples exécutants de l’Etat, des gestionnaires des politiques publiques. Ce qui les conduit à réfléchir à haute voix, aussi, à tous ces enjeux de "démocratisation" de la démocratie locale et de "repolitisation" de l’espace public local.
Ces élus d’un nouveau genre ne se différencient-ils pas, également, par leur niveau d’ambition et points de vues tranchés en matière de participation citoyenne ?
Ils se distinguent par le type de participation qu’ils visent, dans un environnement où le recours à la démocratie participative s’est banalisé. On assiste depuis quelques années à une forme d’inflation participative. Un bon maire, en 2023, est un élu qui fait participer sa population… souvent sans savoir très bien pourquoi ! Le néant politique qui accompagne cet engouement pour la démocratie participative ne va d’ailleurs pas sans m’inquiéter… Attention à ce que ce nouveau mot d’ordre de l’idéologie territoriale ne devienne pas une simple "bonne pratique" de management parmi d’autres !
Dans la majorité des collectivités, l’innovation démocratique locale se résume en effet à des formes de participation très descendantes, "institutionnalisées", verticales, pour ne pas dire vidées de leur substance... Le cas d’école résidant je crois dans les budgets participatifs, qui apparaissent davantage aujourd’hui comme un gadget permettant à des élus à l'assise électorale réduite de se re-légitimer auprès d’une partie bien insérée de la population, que d’un véritable levier démocratique aidant les catégories populaires à reprendre un tant soit peu de pouvoir.
Trois ans après leur élection, les élus municipalistes issus de ces listes citoyennes ont-ils su dépasser ce « civic-washing » ?
C’est ce que ces équipes disent vouloir faire. Il ne faut évidemment pas tout prendre pour argent comptant, ni remettre en cause par principe leur sincérité à donner du sens à la démocratie participative. Donc rester vigilants. Même si les écueils et pièges à éviter en la matière commencent désormais à être bien documentés, beaucoup de collectivités continuent en effet de s’y noyer. Prudence donc, sur la sociologie réelle des publics participants par exemple, lorsque les exécutifs des communes participatives – composés pour l'essentiel de catégories intermédiaires ou supérieures – affirment toucher "Monsieur et Madame tout le monde"…
Autre enjeu à garder à l’esprit, pour ces listes : la participation citoyenne sert-elle autant la démocratie que certains voudraient le faire croire ? Personne n’est en capacité de prouver, aujourd'hui, que l’organisation d’ateliers, de conventions citoyennes ou de votations régulières diminue bien l’abstention aux élections, fait naître des vocations, ou réconcilie les gens avec la politique. Sans doute tout cela a-t-il d'autres vertus. Je ne dis pas qu’améliorer la gestion quotidienne de proximité, contenter les gens, diminuer l’isolement et la solitude des personnes âgées ou permettre à sa collectivité d’obtenir des trophées territoriaux n’a pas d’intérêt, d'ailleurs, mais il y a d’autres enjeux démocratiques, actuellement, d'après moi bien plus urgents : les capacités d’interpellation citoyenne, la construction des rapports de force locaux et nationaux par les classes sociales les plus fragiles, les libertés associatives et syndicales, etc.
Ces communes participatives ont-elles commencé à démocratiser l’action publique locale, et réussi à ouvrir des brèches en renforçant, par exemple, les capacités d'interpellation citoyenne ?
Si leur ambition consiste bien à approfondir la démocratie, pour changer la vie depuis l’échelon local, alors ces élus vont devoir enclencher la vitesse supérieure. Et je suis convaincu qu’ils en ont parfaitement conscience. Quand les exécutifs de ces communes garantissent à la société civile de pouvoir fixer elle-même l’objet des débats publics, comme l’Assemblée citoyenne à Poitiers, ils le prouvent. Ces élus devront néanmoins dépasser le plus petit dénominateur commun à l’avenir et fixer leur cap. Or, entre les municipalités participatives se rêvant en îlot de résistance au capitalisme, celles se pensant en laboratoire de l’adaptation au dérèglement climatique et celle qui ambitionnent simplement de gérer leur commune de manière plus ouverte et transparente, la raison d’être de ce "municipalisme à la française" reste encore largement à définir.
Par exemple, quels sont le diagnostic et la position de ces élus sur la décentralisation ? En quoi se distinguent-ils, sur le sujet, des réseaux plus classiques d’élus locaux ? Si ces novices parviennent à impliquer durablement les citoyens dans la gestion des affaires publiques locales, ils buteront en effet tôt ou tard – plus tôt que tard, d'ailleurs – sur la recentralisation rampante de l’Etat français. Une réalité institutionnelle qui pourrait les amener à mettre en débat ce que doivent être les intercommunalités et les municipalités au XXIème siècle, et réfléchir – avec les habitants – aux moyens d’en finir avec l'impuissance structurelle des élus locaux face aux logiques imposées par le resserrement des verrous budgétaires et fiscaux. En d’autres termes, choisir de politiser ces enjeux quitte à entrer en conflit, parfois, avec les Agences régionales de santé (ARS), Bercy ou d’autres services de l’Etat.
Comment ces équipes municipales réagissent-elles, justement, aux contraintes que l’Etat ou même parfois les intercommunalités leur imposent dans l'exercice de leurs fonctions ?
Les candidats des listes citoyennes et participatives ont toujours eu en tête les contraintes de la décentralisation, à commencer par l’existence des intercommunalités avec lesquelles il leur faut composer… Lorsqu’ils s’expriment devant leurs concitoyens, ils ne font pas vraiment ambages des limites de l’intervention municipale ! Certains considèrent même la participation citoyenne comme un levier de mobilisation, leur permettant de peser dans l’arène intercommunale et d’obtenir plus rapidement les moyens et prérogatives nécessaires pour faire appliquer ce qu’ont réellement décidé leurs concitoyens.
Une stratégie qui rompt pour le moins, d’ailleurs, avec le récit historique de grandes associations d’élus qui ont tendance à sur-jouer, pour leur part, la posture du maire-courage, ce héros solitaire. Mais les bisbilles avec l'agglomération, le carcan de normes imposées par l'État, ou la désertification des services publics ne regardent pourtant pas uniquement les chefs d’exécutifs ! Ce n’est pas de la "tambouille interne", mais des problèmes démocratiques profonds, qui concernent tout le monde et méritent d’être posés sur la table. Sur ce point, les élus du réseau Action commune ont le mérite de porter un autre discours.
Imaginez-vous les associations d’élus « conventionnelles » type AMF ou Intercommunalités de France s’allier avec les équipes municipales fédérées par Action commune pour intensifier le rapport de forces vis-à-vis de l’Etat ?
Je n’ai pas la réponse à cette question. Le dialogue serait sans doute fécond et peut-être a-t-il déjà été engagé. Je doute néanmoins que les conditions d’un tel rapprochement soient réunies. La plupart des associations d’élus défendent une vision très dépolitisée et technique des enjeux locaux… lorsqu’elles défendent bien une vision ! Elles ont une approche souvent catégorielle des enjeux, calqués sur les intérêts des élus locaux les plus professionnalisés. Elles se plaignent en permanence, typiquement, du triste sort du pauvre élu face à l’ogre étatique recentralisateur. Mais ces discours victimaires tournent à vide dans la mesure où ils alimentent, en retour, l’image de leaders bienveillants et omniscients, qui consentiraient à associer les gens de manière quasi-sacrificielle, tout en tenant le développement local à bout de bras, par la seule force de leur vertu gestionnaire… Plus personne ne croit à ce type d’histoires dans la population, en réalité, et les taux d’abstention aux élections municipales augmentent comme dans tous les autres scrutins.
Je ne dis pas qu’il n’y a rien à améliorer dans le statut de l’élu ni ne minimise son rôle. Je m’étonne, simplement : pourquoi un tel manque d’intérêt des grandes associations d’élus pour l’environnement démocratique, au sens large, des collectivités ? Même si elles ne sont pas parfaites, les listes citoyennes et participatives s’emploient, pour le coup, à désacraliser la posture de l’élu et renouveler les discours ayant trait à la démocratie locale. Rien ne dit que les adhérents d’Action commune parviendront davantage à faire vibrer les gens et les réconcilier durablement avec la vie politique. Mais lorsque je vois le ras-le-bol de plus en plus d'élus de terrain, qui en conduit même à se retourner juridiquement contre l'État, les rangs de ce réseau pourraient rapidement grossir. Il y a urgence à repenser la place de l’élu, dans son ensemble.
Cette repolitisation par le bas pourrait-elle vraiment peser sur les façons d’exercer le pouvoir au niveau national lorsqu’on voit le sort réservé par le chef de l’Etat à la Convention citoyenne sur le climat et, plus récemment, à celle sur la fin de vie ou au Conseil national de la refondation (CNR) ?
Attention à ne pas construire une division factice entre une participation locale vertueuse et une participation nationale dévoyée. En réalité, les travers de la participation qu’on observe depuis longtemps dans les collectivités gagnent l’appareil d’Etat à son tour, depuis quelques années. Etat qui a la fâcheuse tendance, lui aussi, à faire ce qu’il veut des propositions de nos concitoyens et à se tailler une participation sur mesure... Par exemple, une autorité indépendante telle que la Commission Nationale du Débat Public aurait pu contrôler la qualité démocratique du Grand débat national, ou plus récemment des consultations liées au Conseil national de la refondation. Malheureusement, la CNDP – jugée trop encombrante par l’exécutif – est en bonne voie de dévitalisation.
Un comportement qui s’inscrit, là encore, dans une tendance de long terme : la réforme constitutionnelle de 2008 avait déjà pensé le "Référendum d’Initiative Parlementaire" (RIP) de façon à ce qu’il soit mobilisé le moins possible. Tout ça illustre bien, à mes yeux, la faible vitalité démocratique de la Vème République ! La France multiplie les consultations, certes, mais entre la banalisation du recours à l’article 49.3 ou l’utilisation détournée du Contrat d’engagement républicain (CER) pour sanctionner les associations prônant des formes de désobéissance civile, tout ne va pas bien, c’est peu dire, pour la démocratie française aujourd’hui…
De là à alerter et mettre en garde contre une forme d’« autoritarisme participatif » ?
Il serait temps de comprendre que la participation citoyenne n’est pas un « joujou » à disposition des gouvernants. Son contrôle devrait échapper aux exécutifs, qu’ils soient locaux ou nationaux. Car, oui, la participation d’Etat comme la répression de certaines associations n’a fait que suivre un chemin étroitement balisé jusqu’ici par les collectivités locales… Si l’on considère que la démocratie participative fait figure de bien commun, alors protégeons-la des instrumentalisations politiques les plus évidentes, au même titre que les libertés associatives, de la presse, des syndicats ou bien de notre système électoral.
Le recours accru à la participation citoyenne n’a rien d’antinomique avec la chasse aux sorcières associatives, la criminalisation des mobilisations sociales, la dé-légitimation pour ne pas dire la marginalisation des syndicats, une radicalisation des doctrines du maintien de l’ordre, etc. On le voit en Chine et en Russie, qui connaissent une profusion de dispositifs participatifs en parallèle de leurs exactions. Cela doit nous inquiéter, à l’heure où la France d’Emmanuel Macron, celle de 2023, se rigidifie, elle aussi. Si elle arrivait au pouvoir en 2027, l’extrême-droite pourrait très bien s’accommoder de ces injonctions à la participation. Seuls les termes du débat varieront, avec des consultations sur l’immigration ou la peine de mort… »