« La décentralisation ne constitue pas une fin en soi »

Hugo Soutra
« La décentralisation ne constitue pas une fin en soi »

Décentralisation, territoires

© BM

A l’appui d’exemples européens dont le cas espagnol qu’elle connaît bien, Barbara Loyer pose un regard original sur la décentralisation à la française. Un modèle assurément hybride, à propos duquel Etat central et pouvoirs locaux n’ont pas fini de se chamailler. Spécialiste des nationalismes, la professeure de géopolitique à l'Institut Français de Géopolitique (IFG) met néanmoins en garde contre les discours manichéens et les postures victimaires.

Ancienne directrice et professeure à l'Institut Français de Géopolitique, Barbara Loyer estime que chaque nouvelle étape de décentralisation devrait désormais être accompagnée d’un débat vigoureux sur le projet politique qui la sous-tend. A fortiori dans le contexte ambiant de dislocation des Etats-nations.

Courrier des Maires : Pourquoi considérez-vous la décentralisa­tion comme une affaire géopolitique ?

Barbara Loyer : A la différence de la déconcen­tration où les préfets font régner l’ordre de l’Etat, la décentralisation développe la capacité d’agir des élus locaux. Le renforcement des collec­tivités – devenues de véritables lieux de pouvoir avec le temps – fait automatiquement naître des ambitions électorales, des rivalités aussi, même si le personnel politique met surtout en avant son désir de s’occuper des affaires publiques au sens large. Car, quoi qu’ils en disent, des intérêts variés et souvent contradictoires se déve­loppent bien au sein d’un même terri­toire.

Lorsqu’un maire autorise la construction de nombreuses résidences secondaires ou fait converger les politiques d’aménagements locales avec ses intérêts électoraux, comme la droite des Hauts-de-Seine ou le PCF de Seine-Saint-Denis ont pu le faire, ils privilégient les intérêts de certains groupes sociaux sur d’autres. Idem lorsqu’ils accueillent des industries polluantes ou fortement consommatrices en ressources naturelles. La décen­tralisation ne peut être réduite à une question technique, de simple ré­partition des compétences, vraiment.

La décentralisation française est-elle réellement moins aboutie qu’en Espagne ou en Allemagne, comme le pointe certaines associations d’élus ?

La variété de nos systèmes insti­tutionnels est le reflet d’histoires différentes. Une même organisation produira d’ailleurs des ressentis différents selon les pays, leurs valeurs cardinales et leurs contextes. La centralisation, loin d’être considé­rée comme un vecteur d’égalité comme c’est le cas en France, a été accusée en Espagne d’être à l’origine de la guerre civile. Si bien que, dès la fin du franquisme, le régime des Communautés autonomes s’est rapidement développé. L’effondrement de l’Em­pire allemand dans le régime nazi a aussi vacciné les citoyens contre une tête unique pensant pour tout le monde : le fédéralisme est alors apparu comme une garantie dé­mocratique. La France du général de Gaulle a, elle, réussi le tour de force de tourner la page du pétai­nisme, sans avoir à passer par ce type de réflexions…

Quel regard portez-vous, néanmoins, sur la reconfiguration du rôle de l’Etat central en France depuis les années 1980 ?

Il est souhaitable, pour un pays, de sans cesse reconfigurer sa manière de fonctionner, son mode de gouvernance. Car le monde change, les techniques de communication changent, la société change. Et le sen­timent national ne peut exister lui-même que dans un renouvellement permanent.

Sans cette agilité institution­nelle, nous ne parviendrons ja­mais à relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Je songe au changement climatique, aux pandé­mies ou encore à la nécessaire transformation de nos modes de production face à l’illusion de la croissance à tout-prix. Les trans­ferts de pouvoirs doivent pouvoir se faire dans tous les sens, tant la réponse à ces problèmes complexes devra, me semble-t-il, être coordonnée à un niveau supranational, sous peine de léser certains Etats-nations ou régions. Peut-être faudra-t-il, un jour, recentraliser certaines compétences comme la France l’a déjà fait, par exemple, sur la question de la vaccination obligatoire…

Est-ce sérieusement envisageable ? Les associations des maires, présidents de départements et de régions dé­noncent déjà une recentralisation rampante en France…

Je dois dire que les critiques des élus locaux repo­sent sur quelques éléments factuels, à commencer par la perte de la taxe d’habitation – l’une des pièces maî­tresses de leur autonomie fiscale. Mais gare aux faux-semblants ! Plus de décentralisation renforce a priori la démocratie puisqu’il est plus simple en effet pour les citoyens de venir protester sous les fenêtres de leur mairie ou du conseil régional que devant l’Assemblée nationale. Néanmoins, je ne crois pas que la décentralisation puisse avoir réponse à tout.

Ce système de gouvernance ne gommera pas les inégalités territoriales – qui ne se mesurent plus tant entre Paris et le reste de la France qu’au niveau infra-régional, entre grandes villes et zones rurales, ainsi qu’entre quartiers riches et pauvres d’une même métropole. Et si la décentralisation a sans conteste permis d’améliorer l’état des collèges et des lycées une fois leur entretien transféré aux collectivités, cela ne rend pas plus pertinent l'idée de déléguer aux élus locaux l’élaboration des programmes scolaires…

Depuis plusieurs années, un climat de tension permanente s'est installé entre Etat central et pouvoirs locaux. Ces rivalités vous semblent-t-elles de trop ?

Les débats sur la gouvernance sont utiles et importants si, et seulement si, ils servent un projet commun. C’est très bien que nos dirigeants nationaux et locaux se démènent pour améliorer notre système ins­titutionnel ; mais l’essentiel, c’est bien de trouver des solutions aux problèmes de nos concitoyens, et permettre à la nation française de rester unie en dépit de ses diversités.

Cela s’ap­pellera toujours décentralisation, mais ce n’est pas vraiment la même chose de revendiquer plus de pou­voirs pour préserver la cohésion nationale, ou dans le but, au contraire, de délégi­timer l’Etat central jusqu’à signer son arrêt de mort comme en rêvent les nationalistes de Catalogne et du Pays basque.
La décentralisation ne devrait en aucun cas constituer une fin en soi, où un mécanisme de cliquet génère chez ces élus souverainistes une forme de patrimonialisation excessive du pouvoir. La toxicité des relations entre Madrid et les communautés autonomes a parasité le fonctionnement du système hospitalier espagnol durant la crise sanitaire. Les Etats allemands et italiens ont, heureusement, eux, pu reprendre la main sur les Länders et les provinces pour gérer le plus efficacement la propagation de l’épidémie de Covid-19.

Justement, les postures adoptées par certains élus et militants en France vous semblent-elles parfois artificielles ?

C’est assez logique, encore une fois, qu’il y ait des rivalités entre acteurs d’échelons différents. Le dé­bat contradictoire est nécessaire en démocratie, encore faut-il, donc, qu’il soit constructif... Certains élus ont pris l’habitude de dénoncer l’Etat, l’Etat, l’Etat comme s’il était mau­vais sur tout, et représentait le mal incarné ! Or, l’Etat, c’est aussi la re­distribution, l’école, l’hôpital, la sé­curité… Et heureusement qu’il y a tous ces emplois publics en pleine crise économique, a fortiori dans certaines régions qui seraient bien en peine de fournir du travail à l’en­semble de leur population sans so­lidarité nationale.

Cessons-en avec les représentations aussi basiques que caricaturales sur « Paris » qui maltraiterait les « terri­toires », l’« oppresseur-en-chef » qui piétinerait des élus « impuissants. » Elles ne font pas avancer le débat. En outre, les élus républicains doi­vent-ils vraiment user des mêmes stratagèmes que les mouvements régionalistes cherchant à conqué­rir le pouvoir ou, au contraire, renforcer l’esprit critique de leurs concitoyens pour éviter qu’ils ne se fassent instrumentaliser à l'avenir ?

Comment les régionalistes instrumentalisent-ils la population, d’après vous ?

Le projet des nationalistes régionaux consiste ni plus ni moins à recréer des frontières. Ils rêvent que chaque « peuple » se gouverne dans son coin dans « sa » langue, et soit libre de faire ce qu’il veut sur « son » territoire… Et n’hésitent pas, pour cela, à assigner les citoyens à une identité malheureuse – qu’ils figent dans le marbre pour s’en servir comme d’un levier de pouvoir – puis à les mener par le bout du nez. Si un Breton ou un Basque ne se sent pas persécuté par l’Etat français ou espagnol, il a de grandes chances d’être invectivé car cela montrerait que ce n’est pas un vrai Breton ou un vrai Basque…

Partout, la défense de la langue régionale se révèle être un impondérable. Cela tombe bien : les républicains lorgnant sur quelques suffrages et les poètes de mon genre y sont aussi sensibles ; je me féliciterai, à titre personnel, que la langue bretonne ne disparaisse pas, c’est vrai. Mais ne soyons pas naïfs : les nationalistes n’ont que faire de l’enjeu culturel. Il ne s’agit pas d’un sujet folklorique, d’une reconnaissance symbolique à leurs yeux, mais bien d’un outil pour servir leurs clientèles, conquérir et/ou se maintenir au pouvoir.

Craignez-vous une montée des régiona­lismes en France ?

La division est à l’œuvre dans nombre d’Etats-nations européens, de l’Espagne à l’Ecosse en passant par la Belgique, mais la fragmenta­tion autour des enjeux identitaires peut prendre des visages variés. En France, le mot « séparatisme » est aujourd’hui davantage employé contre les fon­damentalistes religieux se revendi­quant de l’islam, que contre les Bre­tons, les Corses ou les Basques.

Je ne sais comment les choses évo­lueront dans les deux premières régions, mais je m’inquiète pour le Pays basque. De l’autre côté des Pyrénées, l’Etat espagnol a quasiment disparu, la signalétique castillane a été supprimée à San Sébastian. Les mi­litants à la tête de la communauté autonome ne tolèrent pas le bilinguisme et sont donc en passe d’imposer le monolinguisme, dont ils pourraient se servir pour conditionner l’accès à certains emplois et ainsi renforcer leur maîtrise du territoire. Méfions-nous car, avec un budget dix fois plus important que celui de la Nouvelle-Aquitaine, leur offensive sur la partie française pourrait en séduire certains dans un contexte de fort chômage…

Que vous inspire la reconnaissance d’une France plurielle, à travers le projet de « dif­férenciation territoriale » ?

Encore une fois, tenir la France sous cloche dans le contexte actuel n’aurait aucun sens ! Cela dit, la diffusion par les régionalistes d’un « kit du sépara­tisme territorial » un peu partout en Europe m’incite à rester attentive. Ne créons pas de division inutilement. Je doute qu’un transfert de l’autori­té de gestion des incinérateurs fasse réagir dans le Berry, mais qu’en se­ra-t-il de l’avenir de l’Alsace ? La suppression de cette région va-t-elle nous revenir comme un boo­merang identitaire ou, au contraire, développer le sentiment d’appar­tenance européen ? Tout dépendra du discours des élites locales, des plans qu’ils fomentent et de l’ins­trumentalisation ou non de senti­ments victimaires s’il se confirme que l’on doive être reconnu dans ses 40 millions de différences à l’avenir pour ne pas se sentir offensés…

C’est pourquoi les élus les plus républicains ne doivent pas hésiter à mettre en débat tous les problèmes que pose le souverainisme régional, l’endogamie qu’il suscite, l’articulation entre langue nationale et langue régionale, le rôle de l’Etat ou de l’Europe dans la réponse apportée aux grands problèmes contemporains, etc.

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