© J. Rambaud / ANDIA
Où va la décentralisation ? Observateur avisé des relations entre l'État et les collectivités territoriales, Vincent Aubelle porte un regard aussi désabusé que critique sur la mise en œuvre et la trajectoire suivie par ce projet démocratique d'ampleur. Les tentatives de faire oublier les tares de la démocratie représentative, à travers la multiplication de processus participatifs promus ici ou là, laisse également de marbre ce professeur en droit public à l’université Gustave-Eiffel. Il livre quelques pistes – bicaméralisme local, droit d'interpellation des citoyens, école de la démocratie, « nouvelle décentralisation », séparation des pouvoirs locaux, etc. – permettant, selon lui, de remédier ainsi à la crise démocratique. Entretien.
[Actualisé au 16 juillet 2023. Le Courrier des maires a appris avec tristesse le décès de Vincent Aubelle lors d'une chute en montagne. Nous republions ici l'entretien qu'il nous avait accordé quelques semaines auparavant.]
Mois après mois, année après année, la crise de la démocratie représentative s’accentue. La défiance vis-à-vis du politique ne concerne plus uniquement les responsables politiques nationaux, mais aussi les maires. Et la démocratie participative elle-même n’échappe dorénavant plus à la critique. Spécialiste de la décentralisation et des institutions, Vincent Aubelle interpelle le lectorat du Courrier des maires pour que les associations d’élus, la DGCL et le Sénat ne s’accaparent pas la prochaine « réforme des institutions ». Avenir des communes et des intercommunalités, citoyenneté, démocratie participative, réforme de l’Etat… Il ne se prononce pas tant pour de nouvelles réformes de structures qu’une refonte complète du cadre actuel de la démocratie locale, et de la démocratie en général, seul moyen de faire advenir selon lui une véritable « République décentralisée ».
« Plus on décentralise, moins les Français votent », assénez-vous régulièrement . Comment le défenseur d'une République décentralisée vit-il ce paradoxe ?
Assez mal. Gaston Deferre s'était fixé pour ambition, en 1981, d'impliquer les citoyens dans la vie publique, en les associant à un certain nombre de décisions structurant leur quotidien, au plus près de chez eux. Cette décentralisation n'a, visiblement, pas permis de fonder la « nouvelle citoyenneté » proposée, dès que le taux de participation aux élections locales ne fait que chuter depuis 1988. La crise sanitaire de 2020 n'a fait qu'amplifier cette tendance .
Cette grève des votes s'accompagne d'une grève – naissante – des écharpes : le nombre de communes où il n'y avait aucun candidat aux municipales a quintuplé entre 2014 et 2020. Même des communes de 2 000 habitants et plus sont dorénavant touchées … Et dans plus du tiers de celles de plus de 1 000 habitants, une seule liste a été présentée en 2020, privant ainsi les électeurs de compétition électorale.
Cette abstention croissante comme la crise des vocations et les démissions des élus sont symptomatiques, à vous lire, d'une décentralisation inachevée, purement technocratique...
La décentralisation, telle que mise en œuvre ces dernières décennies, n'entretient aucun lien à mon plus grand regret avec la crise démocratique. Les questions organiques, celles qui relèvent de la répartition des compétences entre Etat et collectivités, et du subtil jeu d'équilibre entre les différents niveaux de collectivités eux-mêmes, ne sont pas les réponses qu'attendent les habitants à leurs questions autour de l'efficience des services publics .
Derrière le marketing politique de la réforme des institutions, le « nouvel acte » ou la « relance » de la décentralisation qu'Emmanuel Macron promet, tout n'est en réalité que bricolage ! Il est la conséquence de la pauvreté de la pensée de l'État sur ce qu'est la décentralisation. En parallèle, les associations d'élus – AMF, Intercos de France, ADF ou Régions de France – sont incapables de dépasser leurs guéguerres de chapelle. Il n'y a aujourd'hui aucune vision politique collective de ce que doit être la décentralisation au XXIe siècle. En conséquence, cette idée devient une matière réservée aux experts, totalement illisible de l'extérieur. Rien d'étonnant, alors, que les citoyens finissent par se désintéresser de la chose publique.
La participation citoyenne peut-elle contrer ce désengagement de la vie publique, au moins à l'échelle locale ?
C'est le pari de nombre de collectivités, qui multiplient les dispositifs participatifs et ont introduit de nouvelles procédures toutes plus innovantes les unes que les autres. Poussées en ce sens, admettons-le, par des prestataires faisant commerce de la participation citoyenne ...
Je croirai pour ma part dans les vertus de la démocratie participative le jour où l'on me démontrera une corrélation entre une hypothétique diminution de l'abstention et une gouvernance plus horizontale, via la multiplication des assemblées citoyennes et commissions consultatives par exemple. Entendons-nous bien : je n'ai rien contre les mairies conquises par des listes citoyennes ou participatives. Je doute, simplement, de leurs capacités réelles à raffermir le contrat citoyen dans la société consumériste qui est la nôtre aujourd'hui.
Mais les élus et professionnels du dialogue citoyen présentent-ils seulement leur efforts comme un remède à ces maux plus profonds que sont la baisse de la participation voire la défiance croissante ou même les violences vis-à-vis des élus ?
Ces élus traduisent une préoccupation – le besoin qu'exprime une partie de la population d'être associée à la décision – dans un contexte où la démocratie, du fait de la faible participation électorale, est ébranlée. Cette expression citoyenne est un symptôme, mais pas une solution suffisamment solide. Les causes sont plus profondes. Ainsi, où est l'ambition de l'école de la République en matière d'éducation à la citoyenneté ? Il est indispensable de transmettre à chacun les clés de compréhension des enjeux sinon nous n'arriverons pas à transformer la foule en peuple ! Car il n'est pas possible de permettre aux gens d'affronter la complexité de notre monde et de comprendre les tenants et aboutissants des grandes politiques mises en débat, sans transmission de ce bagage civique minimum : ce socle commun doit être le fondement de la discussion et de la dispute électorale.
Ce tableau étant posé, permettez-moi de revenir à la démocratie participative. Les élus pourraient toujours se targuer d'avoir mobilisé une petite partie du corps électoral « pour ou contre » leurs projets d'aménagements ou d'autres objets hyper-circonscrits, en quoi cela contribue-t-il à approfondir la culture démocratique du plus grand nombre de citoyens ? D'autant plus que la participation qui se pratique aujourd'hui concerne pour l'essentiel des queues de comète de la décision politique… En quoi un budget participatif répartissant avec l'aide des citoyens les subventions aux différentes associations – hourra ! (sic) – démocratise-t-il ou régénère-t-il la démocratie, franchement ? Quels seront les bénéfices démocratiques de la votation sur la fin des trottinettes en libre-service à Paris, alors que le problème concerne les mobilités dans la région-capitale au sens large ?
Comment alors expliquer l'engouement du politique pour les nouvelles formes de démocratie délibérative, directe ou participative ?
A cause de la progression continue de l'abstention, qui démonétise progressivement les représentants issus des élections ! Voyez les sommes consacrées à la participation citoyenne : cet argent serait pourtant bien mieux utilisé à développer des « écoles de la citoyenneté ». Les gens ne comprennent plus rien aux affaires institutionnelles !
Quelques intercommunalités et métropoles organisent à leur tour des concertations … alors même que les élus restent incapables de confronter publiquement leurs projets à une échelle supra-communale ! Comment faire croire aux citoyens qu'ils pourraient influer sur la teneur des politiques communautaires, tant que les élus refusent eux-mêmes de faire vivre cette arène politique où se décident pourtant des enjeux structurants comme la lutte contre le changement climatique, l'économie, le logement, les transports ? Mais sans doute est-il plus confortable pour Intercommunalités de France de s'abriter derrière la demande de statut de collectivités pour les EPCI, plutôt que de reposer la question de ce que doit être l'intercommunalité de demain... Sortons de cette confusion où le seul synonyme de l'intercommunalité serait l'EPCI à fiscalité propre, alors même qu'il n'en est qu'une des possibilités avec les communes nouvelles notamment.
Quitte à jeter le bébé de la démocratisation intercommunale avec l'eau du bain, donc...
Je comprends l'idée qu'il y a derrière cette appétence de participation citoyenne. Simplement, tant que nous n'aurons pas cadré dans le droit ce qu'elle recouvre concrètement, codifié le fonctionnement des différents dispositifs de type Conventions citoyennes, précisé leurs modalités d'organisation concrètes, il est vain d'en attendre quoi que ce soit. Finissons-en avec le monopole des exécutifs locaux sur l'agenda public, avec toutes ces procédures descendantes et verticales où les élus ne retiennent que ce qui les arrange… Bref, démocratisons la participation citoyenne, et là, peut-être regarderons-nous la démocratie participative d'un nouvel œil.
Que préconisez-vous à la place, en attendant ?
Je défends l'idée d'un processus démocratique beaucoup plus mature, avec un réel droit d'interpellation des citoyens, pour enrichir la décision. On pourrait imaginer les élus de l'exécutif soumettre une première version des politiques locales les plus stratégiques à un conseil citoyen ; à charge pour celui-ci d'amender le projet. Et que l'assemblée délibérative soit contrainte, après cette première « navette », d'intégrer tout ou partie des amendements des citoyens en justifiant substantiellement son choix d'écarter telle ou telle contre-proposition.
Un tel « bicamérisme local » permettant des va-et-vient réguliers entre pouvoirs locaux et citoyens serait beaucoup plus efficace et fécond afin d'enrichir une culture citoyenne commune que n'importe quel gadget participatif aussi rutilant soit-il ! Si l'objectif est bien d'améliorer la qualité des décisions et de recréer du débat démocratique, encore une fois, et pas uniquement de contenter une poignée de cadres sup' et de retraités, devenus de véritables professionnels de la démocratie participative…
Le reste n'est que fausses solutions, donc…
Pas forcément, non, je n'ai pas dit cela. La séparation de l'assemblée délibérative de l'exécutif des collectivités serait probablement très utile, aussi. Bien plus, en tout cas, qu'instaurer la proportionnelle aux législatives, organiser des référendums d'initiative populaire ou reconnaître le vote blanc – pistes qui ne résoudraient rien, elles, des problèmes évoqués plus haut.
Les tentatives de Lyon ou Poitiers d'approfondir et radicaliser la démocratie participative échappent-elles à votre intransigeance ?
La capacité de certaines Assemblées citoyennes à s'auto-saisir de controverses locales, comme les incivilités à Poitiers, et les étudier de façon autonome, va dans le bon sens. Encore faut-il que l'organe délibérant garantisse des débouchés concrets à ces travaux... Il ne faut pas que ce soit de la perte de temps, pour les uns comme pour les autres… Comment la mairie de Poitiers compte-elle faire refluer ce phénomène – alors même qu’il renvoie à un problème d’éducation, au savoir vivre ensemble ? Comment Léonore Moncond’huy échappera-t-elle, ensuite, en cas d’échec, au procès en manque de volontarisme ? Ceci m’interroge.
Idem à Lyon : le conseil de développement a interpellé les élus de la métropole sur la mise en œuvre de la Zone à faibles émissions. Très bien. Or, la question à laquelle tente de répondre la ZFE relève d’un périmètre qui va bien au-delà du périmètre du Grand Lyon, comme si la la problématique du changement climatique épousait les contours des intercommunalités à fiscalité propre.
Peut-on encore remédier à cette crise de la démocratie ?
Sans réserve aucune, ne serait-ce que parce que cela est un impératif. La vraie question ne porte pas tant sur les réformes institutionnelles ou de structures – loin de représenter l'alpha et l'oméga de notre démocratie –, que celle des moyens de recréer une culture commune collective de nos enjeux locaux. Sortons d'une vision, dépassons la fiction d'une démocratie participative à des enjeux locaux bien trop circonscrits pour aller au-delà des préoccupations individuelles de chacun, et redonnons de la matérialité à la décentralisation.
Pourquoi a-t-il fallu attendre une annonce du président de la République, même si une ou deux collectivités s'y étaient penchées avant, pour intervenir sur l'absolue nécessité de développer des RER métropolitains, c'est-à-dire d'envisager des politiques de transport sur des échelles beaucoup plus larges que les seules métropoles ? Va-t-on accepter encore longtemps de différer les réponses au changement climatique, alors même, pour reprendre une expression célèbre, que notre planète brûle ? Le bicaméralisme local, des écoles de la citoyenneté au niveau local ou bien encore un réinvestissement de l'école de la République dans l'instruction de ces enjeux apparaissent comme des voies fécondes pour engager un processus de ré-enchantement de notre culture citoyenne et de notre démocratie.
Pourquoi ne pas remettre sur l'établi la réforme territoriale ?
Plus de quarante ans après les premières lois Deferre de 1982-1983, la France aurait grand besoin d'un deuxième acte de décentralisation. Avec un portage politique fort, une révision des périmètres d'action de l'État et un programme commun des élus locaux qui soit autre chose que la simple somme de leurs intérêts particuliers moins leurs rivalités budgétaires ou partisanes...
Le problème, c'est que personne n'en veut. Ni au sein de l'État, où on ne réussit toujours pas à concevoir que des politiques efficaces puissent s’inventer à l'échelon local indépendamment de ce que pense Bercy. Ni parmi les associations d'élus, dont la principale raison d'être aujourd'hui consiste à s'opposer à l'État davantage que de porter un projet pour la décentralisation. La proposition de loi relative aux services express régionaux (RER) métropolitains que nous évoquions à l’instant, alors même que les collectivités disposent depuis longtemps de toutes les compétences pour le faire, est une réponse cinglante à ceux qui inscrivent la décentralisation dans une relation infantile, et se complaisent à l’entretenir.
La mue de l'organisation décentralisée de l'État en République décentralisée ne pourrait-elle déboucher que sur une énième « usine à gaz », dans ce contexte politique ?
C'est cela. Le gouvernement jacobin continuera d'empiler les réformettes techniques, assez insignifiantes… Un peu de diminution de l'autonomie fiscale par ici, la révision de tel mécanisme de compensation par-là, en échange de telle ou telle revendication catégorielle… Pour le plus grand plaisir, finalement, des associations d'élus, qui attendent de savoir ce que l'État va décider de leur concéder, ou pas. Edgar Pisani avait formé un néologisme – les « jacondins » – pour qualifier ces structures peuplées d'élus se revendiquant girondins à Paris mais redevenant jacobins une fois regagnés leurs fiefs… En pratiquant de la sorte, ces associations pourtant utiles sur le papier n'en viennent qu'à défendre leurs prés respectifs.
Une réforme des institutions entre « rénovation de la démocratie locale » et « vraie décentralisation » ?
Alors que Vincent Aubelle pointe du doigt une décentralisation peu aboutie, qui n'en aurait pour l’heure que le nom, le sujet ne devrait pas manquer d’animer la prochaine rentrée parlementaire. Le Sénat a accentué un peu plus la pression sur l’exécutif, début juillet 2023, pour obtenir une « grande loi de décentralisation » qui ne se réduise pas à un possible volet dans sa non moins hypothétique future réforme des institutions… Fin avril, Emmanuel Macron avait en effet évoqué devant les lecteurs du Parisien un texte de loi structuré autour de « la question de la souveraineté populaire » (dose de proportionnelle, référendums, etc) et de la « vraie décentralisation » qu’il appelle de ses vœux depuis plusieurs années maintenant.
A noter que, fait suffisamment rare pour être noté, tout un chapitre du dernier rapport du Sénat sur la décentralisation porte sur le renforcement du pouvoir d’agir des élus et la rénovation du cadre de la démocratie locale. « Nous continuerons nos travaux sur le fonctionnement de la démocratie participative par rapport à la démocratie représentative, les référendums et leurs pendants consultatifs au niveau local », a par ailleurs annoncé le président du Sénat, Gérard Larcher, qui se dit « préoccupé par le niveau de participation de nos concitoyens aux temps de vie démocratique. »
« Avec 110 communes sans candidats lors des municipales 2020, il y a une vraie inquiétude pour les prochaines échéances », complété Françoise Gatel : « Facilitons l’engagement de nos concitoyens pour disposer d’une France d’élus représentant la diversité de notre société – composée d’actifs, d’étudiants, de femmes parvenant à concilier vie personnelle, vie politique et vie professionnelle, etc. Sécurisons également la sortie des élus, pour donner envie de s’engager et de servir. »
2022 : Publie, pour l'AMF, le tome 2 du « Panorama des communes nouvelles », actualisant la première édition de 2017. Coécrit avec Eric Kerrouche « La décentralisation : pour, contre ou avec l'Etat ? » (La Documentation française).
2022 : Auteur de « Comment fonder la République décentralisée » (éditions de l'Aube), prolongeant une analyse parue entre les deux tours des élections municipales 2020 : « Solidifier la démocratie representante comme préalable au retour des maires » (Fondation Jean Jaurès)
2019 : Publie « Les grandes figures de la décentralisation. De l'Ancien régime à nos jours » (éd. Berger-Levrault).
2017 : Codirige avec Nicolas Kada le « Dictionnaire encyclopédique de la décentralisation » (éd. Berger-Levrault).
2010 : Professeur associé à l'université Gustave-Eiffel de Marne-la-Vallée (94), fondée en 2020 et spécialisée dans l'étude des villes.