« L’industrie verte, ce n’est pas seulement l’hydrogène et le véhicule électrique »

Hugo Soutra
« L’industrie verte, ce n’est pas seulement l’hydrogène et le véhicule électrique »

Economiste à l’université Paris-Nanterre et à la tête du laboratoire Economix, Nadine Levratto s’est penchée dans ses derniers travaux sur la dimension politique et territoriale de la réindustrialisation. La cofondatrice de  la chaire « ville, industrie et transition écologique » porte un regard sans concession sur la faiblesse des politiques industrielles européenne et française tant face aux impératives transition énergétique et décarbonation que face à la reconfiguration en cours de l’économie mondiale.

Le consensus naissant autour de la réindustrialisation, partagé à la quasi-unanimité par la classe politique, vous surprend-il ?

L’industrie revient progressivement au centre des discours politiques. Après vingt à trente années de « désindustrialisation heureuse et triomphante » inhérente à la « révolution tertiaire » promue par nombre de décideurs, de plus en plus se ré-intéressent aux processus de fabrication. La crise financière de 2008, la remise du rapport Gallois en 2012, le mouvement des Gilets jaunes puis la pandémie de Covid-19 ont permis d’en finir avec l’idée que la production était si peu génératrice de valeur ajoutée par rapport à la Recherche et Développement (R&D) ou au marketing qu’elle pouvait être délocalisée dans des pays à bas coûts. Tous ces évènements ont servi d’électrochocs ! Tout le monde ou presque aime de nouveau l’industrie, depuis ! Comme si la réindustrialisation était devenue LE nouveau dogme économique. Les mêmes cabinets de conseils qui accompagnaient hier les entreprises sur leurs plans sociaux les épaulent dorénavant sur leur redéveloppement industriel…

Comment analysez-vous ce « mouvement de balancier », particulièrement visible dans les priorités affichées par les associations d’élus locaux par exemple ?

Les élus des villes intermédiaires sont prioritairement sensibles, je crois, au déclin de l’offre de services publics, aux inégalités en termes d’équipements ou d’infrastructures susceptibles d’affecter leurs territoires, ainsi qu’aux vagues de licenciements qui ont laissé une partie de leurs administrés sur le carreau, voire à la montée de l’extrême-droite, élection après élection. De plus en plus ont pris conscience, à partir de là, de la nécessité de réindustrialiser la France et de l’opportunité d’un tel mouvement pour leurs villes petites et moyennes.

Au-delà de cet intérêt économique et politique bien compris, les enjeux du local et du global sont aujourd’hui tellement encastrés qu’ils n’ont pas d’autres choix que de renforcer les politiques industrielles. La flambée des coûts de l’énergie, les rivalités entre Chine et Etats-Unis ou la transition écologique sont autant de phénomènes susceptibles d’avoir des répercussions – négatives ou positives – sur le tissu économique de leurs territoires respectifs. Or, l’ingénierie dont sont dotés les territoires est inégale. Les élus de la métropole de Lyon disposent sans doute de davantage de moyens que leurs voisins d’Issoire, Macon ou Riom pour appréhender ces interdépendances et prévenir les dégâts que ces grands défis contemporains pourraient occasionner…

La politique de l’offre menée depuis une dizaine d’années au moins en France revêt-elle, à vos yeux, les contours d’une politique industrielle efficace ?

En un mot, non. La baisse généralisée du coût du travail et la diminution des « charges » des entreprises, pour reprendre la terminologie en vigueur, ne font pas une politique industrielle. A l’instar des allègements d’impôts dits de production, le CICE comme les exonérations sur les cotisations sociales et patronales s’appliquent à l’ensemble des entreprises françaises. Pire, les exonérations de cotisations sociales – initialement ciblées sur les bas salaires – ont davantage profité à des secteurs n’étant pas exposés à la concurrence internationale – les entreprises du commerce, de la construction ou des services… Ces mesures n’ont donc corrigé qu’à la marge le potentiel manque de compétitivité de l’industrie française. Quant au CIR, les effets d’aubaine sont nombreux, d’autant qu’il suffit d’« innovation » marketing ou organisationnelle pour défiscaliser.

Tout n’est pas à jeter, bien sûr. Les Comités stratégiques de filières se réunissant sous l’égide du Conseil national de l’industrie (CNI) produisent généralement des travaux intéressants. Il faudra voir si le plan d’investissements « France 2030 » parvient, après les épopées d’Airbus ou du TGV, à reconstituer toute ou partie d’une même chaîne de valeur en France ou ne serait-ce qu’en Europe… Le programme « Territoires d’industrie » a également prouvé son utilité, avant d’être mis en sommeil de façon inexpliquée. Simplement, à force de dédier l’essentiel des dispositifs et des moyens publics à des politiques généralistes n’ayant ni cibles ni objectifs précis, l’avenir de l’industrie française s’en trouve menacé.

Pourquoi, après cette prise de conscience politique, l’Etat rechignerait-il à se réarmer dans la « guerre » économique actuelle ?

Par pure idéologie, ou simple incompréhension de la situation ? Voici la question à se poser lorsqu’aucune étude ne parvient à faire la preuve de l’impact des baisses d’impôts successives ou des exonérations accordées sans condition aux entreprises. Aucun engagement n’est demandé aux bénéficiaires en termes de baisses de la consommation d’eau ou d’énergie, de création d’emplois, de formation continue des salariés, d’investissements matériels ou bien encore dans la transition écologique. Pas davantage de clauses de restitution des aides en cas de départ ou fermeture anticipée. Rien…

L’Etat se prive donc de moyens d’action considérables – rappelons que les aides aux entreprises sont de l’ordre de 150 à 220 milliards par an selon les estimations – qui auraient pu, au hasard… servir à mettre sur pied une politique industrielle en bonne et due forme. Ces aides sont attribuées sans rien attendre en contrepartie, et même sans évaluer ou tenir compte des évaluations plus que mitigées de leurs effets… Alors que l’Etat cherche à réduire le déficit budgétaire, il ne devrait pas exister d’alternative à la conditionnalité des aides ! La France n’a plus les moyens de s’accommoder de toutes les errances des politiques incitatives. A un moment donné, si la réindustrialisation est effectivement érigée en priorité politique, la puissance publique doit se montrer un tant soit peu directive.

Croyez-vous en un retournement idéologique de Bercy ou de la Commission européenne, à court-terme ?

Rien dans le champ d’application encore restreint du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, les faibles montants engagés dans le « Green deal industriel » au regard de l’« Inflation Reduction Act » américain, ou le périmètre plus que limité des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC), ne me laisse le penser. La Commission européenne n’est aujourd’hui pas mûre pour soutenir notre industrie, du moins pas à la manière de ce que font la Chine ou les Etats-Unis. Elle reste trop obnubilée par le sacro-saint principe de libre-concurrence – en dépit de toutes les distorsions tolérées par ailleurs, si l’on songe au dumping fiscal de bon nombre de pays européens – et la théorie du ruissellement – bannie des discours politiques mais qui continue d’être allègrement pratiquée…

Le gouvernement français ne me semble pas davantage moteur. Opposé aux aides directes ciblées, le gouvernement préfère accorder plusieurs dizaines de milliards d’allègements fiscaux – sans aucune étude d’impact préalable, pour la suppression de la CVAE par exemple – plutôt que d’autoriser de nouvelles dépenses publiques à destination des seules industries innovantes. C’est un choix politique qui conduit aujourd’hui à accentuer le poids des prélèvements obligatoires sur les ménages avec une distorsion en faveur des plus riches, au risque de mettre en péril la protection sociale pour financer la baisse des impôts et cotisations payées par les entreprises. Ces choix ont également une influence sur les territoires qui se voient privés d’une partie du contrôle des ressources locales depuis la disparition de la taxe d’habitation et la suppression de la CVAE. On le voit à travers ces exemples, les politiques industrielles, les politiques de soutien local à l’économie et la décentralisation doivent être pensés ensemble pour que les changements qui interviennent d’un coté ne se fassent pas au détriment des autres volets.

« Intercommunalités de France » et « Régions de France » ont tenté, un temps, de riposter…

Et elles ont bien raison de ne pas se satisfaire de cette substitution de la fiscalité économique locale par une fraction de TVA. En dépit de tous ses défauts, la CVAE constituait une forme de compensation pour toutes les ressources utiles aux entreprises et utilisées par elles. Les entreprises recherchent les aménités de leurs territoires et ont besoin de services publics locaux – de l’eau potable au ramassage et au recyclage des déchets, en passant par le foncier, les infrastructures de transports, la jeunesse diplômée et qualifiée, etc. –. Il est logique de les voir contribuer au financement des entités qui les organisent, les collectivités en premier lieu avec les Autorités organisatrices des mobilités ou les services d’enlèvement des ordures (TEOM). Il y a aussi une dimension politique, dans la mesure où il incombe aux élus locaux de gérer la cohabitation entre les ménages et les entreprises, qui peut susciter des conflits d’usage ou des difficultés à accepter, sans contreparties ou garanties, l’implantation d’établissements industriels.

Au-delà de mettre à mal l’autonomie financière des collectivités donc la décentralisation, la suppression de la CVAE me conduit à m’interroger sur le mécanisme de compensation actuellement prévu : quelle logique y-a-t-il, à l’heure de l’inflation et de la sobriété environnementale, de lier une partie de l’augmentation des ressources des collectivités locales à la TVA, donc une hausse de la consommation ?

Comment accueillez-vous le procès en « centralisme » et en « verticalité » que certaines associations d’élus ont commencé à instruire au gouvernement ?

Leur courroux est légitime pour toutes les raisons dont nous venons de parler. Même si la concentration de certaines ressources comme, par exemple, les fonds de France 2030 gérés par Bpifrance, sur l’Ile-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes est davantage le reflet de la répartition spatiale de l’activité économique que du parisianisme…

Il est important et nécessaire que Bercy ou les Comités stratégiques de filières donnent une vision d’ensemble et que l’Etat-stratège définisse de grandes priorités. C’est très bien. Reste à construire des complémentarités et des équilibres entre les niveaux local et national, donc à clarifier la gouvernance et donner aux collectivités les moyens d’exercer leurs compétences. Les conseils régionaux ne disposent pas tous des mêmes moyens pour penser des politiques industrielles territorialisées, et je ne parle pas des intercommunalités appelées à agir au plus près du terrain qui ne sont pas toutes outillées de façon identique – loin de là – pour animer leurs tissus économiques locaux… Résultats : les élus se retrouvent bien souvent à confier l’élaboration de leurs stratégies économiques aux mêmes cabinets de conseil, déclinant partout des recettes similaires lorsqu’il faudrait plutôt former des alliances économiques entre territoires et entretenir ces complémentarités productives…

En quoi la transition écologique et énergétique rebat-elle les cartes, d’après vous, dans la nouvelle mondialisation en train de s’inventer ?

Le coût économique et environnemental de l’énergie et des transports vont rendre les facteurs hors-prix aussi si ce n’est plus importants que la compétitivité-prix, dans la compétition qui s’annonce. Attention, cela ne veut pas dire que la France relocalisera demain toute l’industrie métallurgique ou celle de la production textile… On ne fabriquera sans doute plus de canettes et ce n’est pas un mal d’un point de vue environnemental, mais peut-être parviendrons-nous à relocaliser la production de mats d’éoliennes ? Pareillement, les majors de la fast-fashion continueront probablement de nous inonder sous le flot de leurs conteneurs en provenance d’Asie, du moins tant que la majorité des consommateurs reste tournée vers la quantité de vêtements possédés plus que leur qualité, mais la production de vêtements « Made in France » ou le réassort de séries courtes ont de beaux jours devant eux.

Réorganiser les circuits de consommation et de fabrication n’est pas une mission impossible. Si nos industriels imaginent autre chose que des stratégies de réduction des coûts, identifient des niches et acquièrent des savoir-faire distinctifs – l’innovation peut aussi être un moyen de créer une rente temporaire de monopole –, si la puissance publique investit massivement et de façon intelligente en parallèle dans l’industrie, la recherche et le système éducatif, de nouvelles opportunités devraient s’ouvrir à la France dans le jeu mondial. Assez rapidement.

Le redéveloppement de l’industrie en France est-il, pour autant, compatible avec l’urgence écologique ?

On ne le dit pas assez, mais l’industrie peut contribuer de plusieurs façons à la transition écologique. En faisant sa propre mue d’abord, puis en explorant de nouvelles activités ou secteurs stratégiques ensuite permettant au reste des entreprises et de la société de faire leur transition écologique ! L’industrie verte, ce n’est pas seulement l’hydrogène et le véhicule électrique – certains SUV électriques se révèlent d’ailleurs plus émetteurs de CO2 que des petits véhicules thermiques… Je songe à toutes ces PMI et ETI qui commencent à s’interroger sur leurs consommation de fluides ou transforment leurs processus de fabrication.

Relocaliser la production d’isolants – une entreprise de Beauvais en fabrique d’ailleurs à partir de mégots de cigarette récupérés plutôt que du polystérène donc du pétrole – permettrait, par exemple, d’accélérer considérablement la rénovation thermique des bâtiments. Du moins, si la puissance publique changeait de braquet sur le plan financier et organisait enfin le rapprochement des entreprises de la construction, de la fabrication de produits pour le BTP et des instituts de formation… Il y aurait là un important gisement d’emplois non-délocalisables, porteurs d’importants dividendes environnementaux !

Le gouvernement vous semble-t-il sur la bonne voie avec son futur projet de loi « Industrie verte » ?

Compte tenu de l’écart entre l’ambition de faire muter de A à Z nos systèmes économiques, et le caractère très routinier des premières mesures annoncées par Bruno Le Maire, on peut en douter. J’ai du mal à voir, pour l’heure, ce qu’il y a de véritablement écologique dans ce projet de loi, au-delà du nom… Comme souvent, cela dit. La « start-up nation » se montre assez peu innovante, en réalité. Bercy ressort le même « couteau suisse » de l’action publique – abaisser les exigences, faciliter le financement et exonérer d’impôts. Rien ne prouve, pourtant, que les nouveaux secteurs de la transition écologique émergent grâce à la « simplification » des normes et une moindre règlementation… qui auraient plutôt tendance, selon moi, à prolonger un modèle de moins en moins compatible avec les enjeux environnementaux et climatiques.

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