« L’écologie, c’est la santé ; ce n’est rien d’autre que du social à moyen terme »

Hugo Soutra

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« L’écologie, c’est la santé ; ce n’est rien d’autre que du social à moyen terme »

Eloi Laurent, économiste à Sciences-po Paris (OFCE)

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Le virus SARS-Cov-2, à l’origine d’une pandémie mais aussi d’une vague croissante de pauvreté, bouscule la classe politique. L’économiste Eloi Laurent estime qu’elle modifiera les grandes priorités du mandat municipal que s’étaient fixées bon nombre de maires et présidents d’intercos élus en 2020 vers encore plus d'efforts pour lutter contre les inégalités sociales et adapter leurs villes au réchauffement climatique. Ce que ce chercheur spécialisé dans le développement soutenable des territoires nomme « transition sociale-écologique. »

Et si la pandémie de Covid-19 – crise à la fois environnementale, sanitaire, économique et sociale – offrait finalement un alignement des planètes permettant d'engager une transition sociale-écologique ? C'est la conviction d'Eloi Laurent, chercheur à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE, Sciences-Po Paris), récent auteur de « Et si la santé guidait le monde ? » et « Le bel avenir de l’Etat-Providence »…

Cette pandémie à l’origine d’une profonde crise sanitaire, économique et sociale provoquera-t-elle un changement de paradigme, selon vous, au sein de la classe politique ? 

Eloi Laurent : En tant que chercheur, je peux dire ce que je vois et en tant que citoyen, ce que j’espère. A mes yeux, l’année 2020 est la première année du 21è siècle, dont le commencement met au centre deux enjeux entrelacés : les inégalités sociales et les crises écologiques.

Que l’on songe à l’apparition des « travailleurs essentiels » au bon fonctionnement de nos villes et pourtant sans statut ni reconnaissance mobilisés durant le premier confinement, ou aux files de jeunes se formant sans discontinuer les soirs de distribution alimentaire, il n’est plus possible d’ignorer l’ampleur des inégalités sociales rongeant la société française.

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Il n’est plus possible, non plus, d’ignorer les alertes des scientifiques concernant le dérèglement climatique, et plus généralement la destruction des écosystèmes. Lorsque l’économie détruit la biodiversité comme c’est le cas depuis plus de trente ans maintenant, cela provoque inévitablement des catastrophes sociales, comme cette zoonose qui engendre une pandémie mondiale et finit par nous coûter ce que nous avons de plus cher : nos liens sociaux. Il n’y a plus d’autres choix, si nous souhaitons éviter l’autodestruction du bien-être humain, dans notre intérêt donc, que d’engager une profonde transformation de nos attitudes et de nos comportements.

Quelles en seront les conséquences au niveau local ? Imaginez-vous les élus se détourner du mythe de l’« attractivité » et porter un agenda plus « social » ? 

Peut-être serait-il temps de mettre, enfin, la focale sur le vécu des habitants, plutôt que de se soucier de ce que pensent celles et ceux ne vivant pas sur place, ou de sa place dans tel ou tel classement à la méthodologie douteuse. J’espère sincèrement que cette crise, en révélant nos besoins vitaux – le fait que la santé ou la vigueur des liens sociaux compte finalement bien plus aux yeux des Français que la « compétitivité » de leurs territoires – suscitera une profonde prise de conscience. Les élus obsédés par l’attractivité territoriale et la croissance économique viennent de recevoir un démenti radical.

Qu’entendez-vous par là ? 

Les métropoles, après avoir été sous le feu critique depuis l’émergence du mouvement des « Gilets Jaunes » il y a deux ans, se retrouvent aujourd’hui en partie désertées : elles ont décidément bien du mal à trouver leur place sur la carte de France ! Et la généralisation du télétravail pourrait leur porter un coup fatal. Cela vient, je crois, de la réforme territoriale de 2015 – qui érige la métropole en territoire supérieur chargé de ruisseler et les autres en territoires subalternes, « improductifs » –, qui a été inspirée par une vision naïve et dépassée de l’économie. Nous payons au prix fort le fait d’avoir négligé les enjeux de justice et d’écologie au profit de l’économie, c’est-à-dire l’égalité des territoires au profit de « l’efficacité d’un territoire » qui se révèle bien illusoire

Ces mêmes villes deviendront-elles des « laboratoires » du nouveau monde que vous appelez de vos vœux ? 

J’observe depuis quelques temps des expériences extrêmement intéressantes au niveau local pour accélérer la revitalisation sociale, tant à Langouet qu’à Grande-Synthe, Nantes ou Paris. Concrètement, cela peut passer par la lutte pour la justice alimentaire avec une meilleure qualité et un meilleur accès à des repas servis dans les cantines : l’insécurité alimentaire fait des ravages en France et coûtera cher à la collectivité à moyen long-terme. Le renforcement de la progressivité ou l’instauration de la tarification solidaire pour les transports en commun, ou les services d’eau et d’électricité, me semblent également être des pistes intéressantes à étudier. Je rappelle que la précarité énergétique, c’est sept millions de personnes en France, avec des conséquences lourdes sur la santé physique et mentale.

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Investir dans l’éducation, la santé ou le social ne risque-t-il pas de paraître quelque peu à contre-courant dans la séquence actuelle, où les esprits semblent tourner avant tout vers la relance économique ? 

Je veux bien qu’on fasse de l’économie LA priorité, mais alors relisons ce qu’écrivait le père de l’économie politique, Adam Smith. Lui pensait que la richesse des nations venait de la productivité du travail. Or comment augmenter cette productivité, qui permet de passer sa vie à autre chose que travailler, sinon par l’éducation et la santé ? Donc la clé du dynamisme économique en France, c’est la vitalité des services publics. L’économie ne fonctionne pas très bien avec des gens malades, et encore moins bien lorsqu’ils sont morts…

De même, l’urgence actuelle n’est pas de « relancer la croissance économique », mais de retisser les liens sociaux. Dans cette logique, toujours, la protection de l’environnement n’est pas une charge ou une punition : c’est un investissement parmi les plus rentables qui soient. Parlez-en aux gens qui sont inondés deux fois par an ou aux parents dont les enfants sont victimes de la pollution de l’air. Et cela n’a rien à voir avec le fait d’être de gauche ou de droite : plus vous aurez des services publics et sociaux efficaces, des individus en bonne santé, plus ils seront en capacité d’affronter les pandémies, les canicules ou les inondations, et donc de créer des richesses qui ne sont qu’une partie du développement humain.

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Cette « relance sociale » devra donc également avoir, selon vous, un pendant écologique… 

Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, alors que nous sortons tout juste de la saison des inondations structurelles pour enchainer avec celle des canicules structurelles. Ces crises environnementales et sanitaires à répétition ont un coût social astronomique, qui va croissant.

Lorsque les Etats se payent de mots comme c’est le cas aujourd’hui en France en matière de transition écologique, il appartient aux maires de prendre leur relais. Urbanisme, alimentation, déchets, pollution de l’air, etc. : sur tous ces sujets, les villes – qui représentent 66% de l’énergie consommée et 75% des émissions de CO2 alors qu’elles n’occupent que 5% de la surface de la planète – doivent mettre en place des stratégies sociales-écologiques qui placent le bien-être humain au cœur des préoccupations.

Ne craignez-vous pas justement que les élus remisent au placard la transition écologique, de peur que les efforts demandés ne pèsent plus fortement sur les catégories populaires ? 

Retarder encore la transition écologique au nom du traitement de la crise sociale serait une lourde faute économique. Le changement climatique tue et ruine d’ores et déjà des dizaines de milliers de gens en France, généralement pas les plus riches de nos concitoyens. Et des centaines de milliers de ménages risquent de perdre leurs maisons ou leurs emplois et donc tomber dans la pauvreté, demain, si les maires ne font pas davantage d’efforts pour adapter nos territoires au 21ème siècle. L’écologie, c’est la santé. Autrement dit, l'écologie, c’est du social à moyen-terme. Ce sont les mêmes sujets pris à des horizons de temps différents.

Elus comme urbanistes semblent pourtant avoir encore quelques difficultés à articuler leurs ambitions écologiques avec une réflexion sur la justice sociale ? 

Bien sûr, le discours ambiant consiste à opposer l’écologie et le social, mais c’est de moins en moins crédible. En revanche, il est clair que les politiques de transition écologique doivent pleinement intégrer les inégalités sociales et territoriales. La brutale crise des « Gilets Jaunes » illustre l’impossibilité de mettre en œuvre une fiscalité carbone aujourd’hui en France en ignorant les niveaux de vie des contribuables, leur localisation et le degré de dépendance à la voiture qu’il induit – qui n’est pas le même selon que vous habitiez en centre-ville ou en périphérie… Commencer par réduire des émissions de carbone de survie sans compensation sociale est vouée à l’échec. A l’inverse, quand on redistribue les recettes de manière juste, comme dans la province de Colombie Britannique au Canada, la fiscalité carbone est largement approuvée.

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Êtes-vous confiant sur la capacité des élus à s'engager activement dans cette voie de la transition sociale-écologique ? 

Qu’ils soient à la tête d’un village de 800 habitants ou d’une métropole mondiale, les élus locaux disposent tous de réels leviers de changements pour engager ce que l’on peut appeler une « transition sociale-écologique » ou une transition juste. Le mandat communal offre le luxe du temps, ce qui n’est pas mince dans nos sociétés malades du court-termisme. Et, pour couronner le tout, les municipales 2020 ont montré que les élus opérant ce virage social-écologique ont désormais de fortes chances d'en recueillir les fruits sur le plan électoral.

Après avoir superbement ignoré les enjeux environnementaux pendant quarante ans, deux mandats ont suffi à la mairie de Paris pour transformer radicalement la voirie comme les habitudes de déplacement de ses habitants. Un vaste échantillon d’aides sociales leur a été proposé pour ce faire, avec un véritable effort de subventionnement de la mobilité électrique – primes pour la reconversion d’un véhicule utilitaire polluant ou l'achat d'un vélo. Je n’ose imaginer ce qu’une plus petite commune n’ayant pas les mêmes pesanteurs de gouvernance que la mairie de Paris pourrait réaliser en six ans…

Votre optimisme fait chaud au cœur, mais ne pêche-t-il pas par excès de naïveté lorsqu’on voit ces mêmes élus multiplier les pistes cyclables dans l’hyper-centre, tout en continuant à étaler leurs villes en périphérie ? 

Nombre de récits territoriaux s'offrent aujourd'hui aux élus locaux mais tous ne convergent pas. Certains continueront probablement à vouloir concentrer l’emploi dans les plus grandes villes, et étirer les distances domicile-travail qui pénalisent au passage les catégories populaires et le bas des classes moyennes, comme au bon vieux temps. D'autres achèteront le modèle de "smart-city" qui n’est autre qu’une ville-espion qui traque ses habitants dans leurs moindres faits et gestes – modèle qui vient d’être abandonné à Toronto, au grand dam de Google.

Reste qu’entre la montée inexorable des préoccupations environnementales matérialisée par la vague verte aux municipales, le fait que la santé redevienne une priorité majeure pour les Français et que de plus en plus de gens récusent le modèle du tout-métropole, j'ai l'impression qu’il va être de plus en plus compliqué d’imposer la ville du 20è siècle à des citadins du 21è siècle…

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