Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les élus locaux et leurs représentants multiplient les propositions en faveur d’une plus grande territorialisation ainsi qu’une refonte de la gouvernance de la santé publique. Peu diserts sur le sujet, les candidats à l’élection présidentielle auraient pourtant tout intérêt à entendre en partie au moins leurs revendications, selon le consultant en santé territoriale, Olivier Lacoste. Au-delà des rivalités entre collectivités locales et Etat central, courantes en cette période pré-électorale, la gestion de crise a, selon lui, démontré l’intérêt de développer l’ancrage des politiques hospitalières et médicales. Interview.
Si la déconcentration du système français de santé a longtemps achoppé sur le manque de moyens et de volonté du ministère de la Santé, la lutte contre la Covid-19 a fait émerger de nouvelles habitudes de travail plus fédératrices. Ambitionnant de cogérer ce pré carré de l'Etat à l'issue de cette crise sanitaire, les collectivités doivent encore monter en compétences dans l’analyse des cartes et données locales de santé, pour espérer prendre toute leur part sur cette préoccupation majeure de nos concitoyens – dont l’état de santé varie d’un groupe social mais aussi d’un territoire à l’autre. Ancien directeur de l’Observatoire régional de santé du Nord-Pas-de-Calais, Olivier Lacoste accompagne les élus à travers son cabinet Machaon, « car on ne monte pas une politique locale de santé comme un meuble Ikéa ».
Courrier des maires : L’extrême centralisation du système de santé français, l’éloignement du terrain des principaux centres de décision, nous ont-ils porté préjudice dans la gestion de crise du Covid-19 ?
Olivier Lacoste : Le manque de données épidémiologiques micro-locales a mis les élus mais aussi les préfets en porte-à-faux. Comment informer la population sur la vigueur de cette pandémie – territoire par territoire, et vague par vague - en l’absence d’indicateurs fiables à cette échelle ? Comment justifier les mesures nationales de confinement ? Cela a empêché toute différenciation territoriale, près d’un an durant.
Ce n’est pas la première fois que la France paie le prix de ce « jacobinisme sanitaire ». La réduction de la désertification médicale achoppait déjà, par le passé, sur le manque de coordination entre le ministère de la Santé, les professionnels de santé et les collectivités locales. L’Etat central a longtemps privilégié une égalité « abstraite », homogène entre tous les territoires, plutôt qu’une égalité réelle, c’est-à-dire une forme d’équité tenant compte à la fois du profil socio-sanitaire des patients et des écarts de dotation de ressources entre territoires.
L’Etat vous semble-t-il (enfin) prêt à décentraliser ou ne serait-ce que déconcentrer davantage le système de santé ?
On retrouve une volonté affichée de territorialiser les politiques hospitalières et médicales dès les années 1980. Et pour cause, puisque cette approche aide à réduire les inégalités sociales et territoriales de santé – qui sont souvent liées. Il a, pourtant, fallu attendre 1995 pour que le regard territorial porté par le ministère de la Santé se développe.
Après l’installation des premières Agences régionales d’hospitalisation (ARH), dont la feuille de route était avant tout guidée par un objectif de réduction des dépenses, les Agences régionales de santé (ARS) ont vu le jour, en 2010. Bénéficiant à la fois des compétences régaliennes de l’Etat et des moyens de l’Assurance-Maladie, elles devaient coordonner au plus près du terrain l’offre de soins de ville et les politiques hospitalières. La promesse était belle sur le papier. C’est peu dire que cette « fiction d’institution » a déçu.
Beaucoup d’élus relayés par le Sénat accusent en effet les ARS d’avoir continué à travailler en silos, sans véritablement parvenir à décloisonner la santé publique…
Certaines ARS ont pu donner l’impression de vouloir éviter tout contact avec les collectivités et même les préfectures, se focalisant de nouveau sur leurs seules fonctions gestionnaires. D’où le ressentiment de nombreux responsables politiques locaux mais aussi de médecins libéraux ou représentants d’usagers, qui n’ont pas retenu leurs coups à l’encontre de ces agences ces derniers mois. Une partie d’entre eux semble malheureusement être restée sur leur partition pré-Covid.
Après une distanciation par rapport aux territoires, moyen de se distancier du réel pour dire les choses crûment, l’Etat y revient. Contraint et forcé, certes, mais il y revient. La pandémie a fait voler en éclat dix ans de tergiversations : les ARS n’ont pas eu d’autres choix que de changer de comportements et rompre avec le pilotage vertical qu’elles avaient au début de la crise.
Pourquoi croire davantage le pouvoir central lorsqu’il dit vouloir se rapprocher du terrain, demain – un objectif manifestement non-atteint jusqu’à présent ?
Les ARS, l’Assurance-Maladie – dont le rôle a, lui, été salué de toutes parts -, les collectivités et les médecins, tout le monde s’y est mis pour dépister, isoler puis monter des centres de vaccination. Chacun de ces acteurs a appris en marchant lors de cette crise sanitaire, ou plutôt en courant, sans que rien n’ait été planifié à l’avance…
Le fait qu’aient été abordées ouvertement les responsabilités des ARS dans le débat public, aussi, me rend optimiste. Tout l’enjeu consistera à faire perdurer, demain, cette alliance des parties. Ce n’est pas gagné d’avance. Raison de plus pour mettre cette recomposition de la santé publique à l’agenda des élections présidentielle et législatives 2022.
Au vu de la campagne présidentielle, les élus prônant plus de décentralisation dans le champ de la santé demeurent sceptiques…
Je comprends que certains élus tiennent ce genre de propos dans le cadre de campagnes électorales. Ils sont tout à fait légitimes pour inciter l’Etat à territorialiser de façon accrue notre système de santé. Mais regardons les choses en face : je doute, pour commencer, que la co-présidence des ARS par les présidents de région permette de répondre plus efficacement aux besoins de santé de la population et aux priorités des professionnels de terrain… D’autant plus que ces agences ont pris conscience de l’intérêt qu’elles pouvaient tirer d’une plus grande coopération entre acteurs locaux.
Lire notre analyse : « New deal » sanitaire : les associations d'élus au diapason
La plupart des élus ont compris, de leur côté, leur intérêt à agir plutôt qu’à chercher constamment des coupables à travers l’Etat central ou les médecins libéraux arc-boutés sur le principe de la libre-installation… L’époque où les maires se tournaient vers le ministère de la Santé pour déplorer la désertification médicale en attendant qu’il fasse émerger ex-nihilo une solution me semble derrière nous. Tout comme celle où ils signaient leurs Contrats locaux de santé (CLS) sans oser poser leurs exigences permettant de faire face aux besoins de leurs CPTS ou même des patients. Ce nouveau contexte me paraît nettement plus instructif que la sempiternelle guéguérre entre Etat et collectivités, sincèrement. Prochaine étape à franchir : multiplier les diagnostics locaux pour renforcer un peu plus les interactions entre santé et territoires.
En quoi le développement de l’approche spatiale en santé nous ferait-elle gagner en efficacité, au-delà de générer des économies d’argent public ?
Le pouvoir central a longtemps toisé les géographes de la santé. Pourtant, l’analyse sanitaire à une échelle fine et l’évaluation des actions en sante permettent non seulement d’améliorer les connaissances sur les déterminants et les disparités de santé, mais aussi de mettre en mouvement les différents acteurs de terrain pour qu’ils tirent enfin, tous, dans le même sens. Ce sont autant d’outils au bénéfice des patients, des territoires qui peuvent limiter, accessoirement, les déficits de l’Assurance-Maladie…
Les technocrates de l’avenue Duquesne ne pourront plus faire la sourde oreille, à l’issue de la pandémie de Covid-19. Leur objectif ne devra plus être de « gérer » la santé des Français, les yeux rivés sur l’évolution des dépenses, mais d’améliorer concrètement l’état de santé de nos concitoyens.
Ce qu’ils semblaient faire, puisque la durée de vie moyenne de nos concitoyens s’allongeait de trois mois, tous les ans, avant la crise sanitaire…
A contrario d’autres pays comme les Etats-Unis ou la Russie, vous avez raison de le relever. Sans qu’on ne comprenne bien toujours pourquoi la situation sanitaire s’améliorait, toutefois… D’où l’importance de bien identifier les territoires dont la santé des habitants s’améliore plus vite que la moyenne, ceux dont les indicateurs progressent moins rapidement, ainsi que ceux dont l’état de santé de la population se dégrade. Ce travail permet d’isoler plusieurs déterminants – l’environnement local, l’exposition à des pollutions diverses -, d’observer la façon dont tout ça évolue le temps, tenant compte des mouvements de population comme de l'évolution et de la répartition territoriale de l’offre de soins.
Il ne s’agit pas d’accumuler les chiffres pour faire un bottin de statistiques. La cartographie des territoires en bonne santé – qui n’est jamais figée, au demeurant - permet, par exemple, d’évaluer l’efficience de nos actions, de mieux comprendre ce qui fonctionne ici et pourquoi a-t-on eu des échecs là, afin de pouvoir adapter nos politiques et progresser, encore et toujours.
L’analyse territoriale des inégalités de santé que vous appelez de vos vœux a-t-elle déjà produit des résultats ?
Lorsque je dirigeais l’Observatoire régional de la santé (ORS) du Nord-Pas-de-Calais, on avait fini par abandonner les statistiques statiques montrant qu’on était les derniers de France. Non pas pour s’auto-congratuler en niant les difficultés, non, mais pour suivre, à la place, l’évolution de l’état de santé de la population à une échelle micro-locale : ceux qui se coltinent la santé au quotidien sur le terrain ont besoin de savoir si leurs pratiques produisent des résultats et lesquels.
Nous nous étions ainsi aperçus que la mortalité liée aux cancers et à la pollution industrielle, si elle restait élevée, avait fini par baisser sur la zone de Dunkerque. Pourquoi là-bas et pas ailleurs ? Parce qu’associations de patients, élus locaux, professionnels de santé hospitaliers ou libéraux, tout le monde s’était mis à sensibiliser la population de façon pro-active.
Faut-il privilégier une échelle ou un jeu de données sur un autre ?
Rien que les données sur les causes de mortalité, disponibles à l’échelle communale, permettent de se comparer de façon instructive avec ses voisins ou bien des territoires partageant les mêmes situations socio-économiques. C’est important de varier les angles de vues, pour s’accommoder au maximum des limites de chaque échelle d’observation.
Derrière l’amélioration globale de l’espérance de vie en Ile-de-France, au niveau « macro », se cachent d’importants contrastes. A une échelle inférieure, l’état de santé est déjà moins satisfaisant en Seine-Saint-Denis, encore plus préoccupant à Clichy-sous-Bois et ne cesse de se dégrader dans le quartier du Chêne-Pointu…
Certains élus craignent parfois de mettre sur la place publique ce type d’informations plombantes…
Il y aura toujours des élus rétifs à partager de telles données, de peur de diminuer l’attractivité de leurs territoires… ou de perdre une partie de leur propre pouvoir. Cela dit, je crois sincèrement que la crise du Covid-19 a levé nombre de réticences.
La question de la santé n’est plus taboue, et plus personne ne reprochera aux élus d’analyser la situation sanitaire avant d’intervenir. Surtout, la photo à l’instant T faisant état d’une population en mauvaise santé n’a rien d’immuable, mais peut signer au contraire l’avènement d’une alliance des parties efficace pour améliorer concrètement les choses.