Valérie Peugeot
© Patricia Marais
Spécialiste du numérique, Valérie Peugeot observe depuis des années l’émergence d’une société civile bien décidée à œuvrer pour la démocratisation dans nos vies quotidiennes. Elle appelle les décideurs à dépasser leur méfiance structurelle vis-à-vis de ces communautés agissantes.
Après la présidentielle et les législatives, assiste-t-on à un réveil de la société civile ?
Elle ne s’est jamais endormie. Sans forcément être engagée dans la vie politique au sens électoral du terme, une partie de nos concitoyens défend ce qui représente, à leurs yeux, l’intérêt général. Les « communs », qui agrègent des communautés protégeant une forêt, développant l’habitat partagé ou les logiciels libres, souhaitent donner du sens à leurs engagements sur le terrain. Me vient aussi à l’esprit tous ces jeunes sortant de Sciences-po, d’écoles de commerce ou d’ingénieurs, férus de numérique, qui tentent de prendre le relais de partis, de syndicats ou d’associations sclérosés. Objectif : modifier en profondeur nos systèmes politiques, sociaux ou économiques, via les technologies. Chose que n’ont pas réussi à faire les militants politiques ou syndicaux, ni même les entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire…
Face à l’apathie générale, ces initiatives citoyennes peuvent-elles vraiment donner de l’air à notre démocratie qui s’essouffle ?
Oui, à condition d’éviter certains écueils. Ainsi, les civic tech doivent rompre avec les vieilles illusions de la « démocratie presse-bouton » et saisir que l’outil numérique ne remplacera pas les dynamiques collectives. Si Wikipédia parvient à faire prospérer des connaissances, c’est davantage grâce à sa communauté d’utilisateurs et à sa gouvernance collaborative qu’aux nouvelles technologies en tant que telles… C’est en dépassant les vieilles idéologies antipublic ou antimarché du XXesiècle que les citoyens administrant des communs sont parvenus à produire des services d’intérêt général.
Des municipalités coopèrent-elles avec ces innovateurs ?
Bien sûr. En Italie, la ville de Bologne a signé une charte des communs après avoir dû démonter des bancs, construits par les habitants, ne répondant pas aux normes de sécurité. Une centaine de projets collaboratifs ont éclos en un an : les résidents du centre historique effacent dorénavant eux-mêmes les tags… avec le matériel de la mairie.
En France aussi, plusieurs villes se sont posées en catalyseurs de ces communautés agissantes. La mairie de Brest a délégué la rédaction du portail « WikiBrest » non pas à une agence de communication ou à son service tourisme, mais à des habitants qu’elle a préalablement formés.
Pourquoi ce type de partenariat entre le secteur public et les communs n’essaime-t-il pas davantage ?
Si ces coopérations se révèlent souvent fructueuses, seule une minorité d’acteurs publics et privés a pris conscience de l’opportunité que ces alliances pouvaient représenter. En règle générale, les communs dérangent, parce qu’ils sortent des logiques habituelles du libre marché et qu’ils comblent des défaillances notoires du secteur public…
Pourquoi une telle défiance ?
Elus et fonctionnaires y voient une forme de concurrence plutôt qu’un jeu à sommes positives. Il n’y a qu’à voir l’expulsion, début 2017, d’Agrocité. Cette ferme urbaine avec jardins partagés, zone de compost, primeur de légumes bio, salle de débats, s’étendait sur une friche au pied des HLM de Colombes (Hauts-de-Seine). La mairie a préféré y installer un parking supplémentaire, source de revenus pour la ville. D’un point de vue financier, c’est-à-dire avec ses indicateurs traditionnels, la mairie de Colombes a probablement procédé à un choix rationnel. Mais si on se réfère à d’autres critères d’évaluation tels que ceux de la qualité de vie et du lien social, la mairie n’avait-elle pas aussi intérêt à soutenir ces citoyens impliqués dans la vie de la cité ?
Nous sommes aujourd’hui dans une période de tensions entre deux modèles de société. A la situation classique où le maire tout-puissant gouverne main dans la main avec les acteurs économiques, émerge un modèle alternatif où les corps intermédiaires et des citoyens collaborent avec les élus acceptant de redonner de l’autonomie aux individus. A eux de se positionner.
Pourquoi les décideurs auraient-ils intérêt à s’engager du côté de la société civile ?
Parce que les acteurs qui relèvent des communs, des civic techs, de l’économie sociale et solidaire ou de l’innovation sociale - peu importe leurs chapelles - peuvent aider les élus à solidifier et faire progresser la démocratie française. Et il y en a plus que jamais besoin ! Les collectivités prendront en charge, dans les années à venir, nombre de problématiques sur lesquelles les échelons nationaux et supranationaux ont jusqu’alors échoué. Cette montée en compétences implique de changer les modes de construction des politiques publiques, en associant les communautés d’habitants constructifs, si les décideurs ne veulent pas voir le ras-le-bol citoyen se propager rapidement à l’échelle locale.
Les élus ne le font-ils pas déjà ?
La plupart des dispositifs de participation s’apparentent à de la pure consultation… Les élus qui souhaitent dépasser la compétition électorale et s’inscrire dans le temps doivent privilégier l’efficience de l’action publique au marketing politique. Injecter un surcroît de démocratie serait tout à leur honneur, mais ils y trouveront aussi un intérêt de taille : face à des problématiques à la complexité infinie, comme la transition énergétique, ils ne pourront se passer d’aucune bonne volonté.