Abstention
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Jamais les 577 députés de notre pays – qu’ils soient étiquetés LREM, LR, PS, FI ou FN – n’ont été aussi mal élus. La directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, également à la tête de sa chaire « Citoyenneté », Céline Braconnier offre quelques éléments structurels permettant de mieux appréhender la démobilisation sans précédent aux législatives. Cette spécialiste de la sociologie électorale dessine aussi quelques pistes visant à renforcer la participation et par-là même notre démocratie.
Avec un niveau d’abstention égal à celui enregistré lors des élections européennes de 2014 (sic), c’est peu dire que le second tour des législatives 2017 n’a pas passionné les Français. Etait-ce prévisible ?
Il ne faisait aucun doute qu’un nouveau record serait battu : c’est systématiquement le cas depuis l’inversion du calendrier électoral en 2002, qui a conduit à transformer les législatives en scrutin de ratification des résultats de la présidentielle. C’est surtout l’ampleur de l’abstention qui a surpris. Si l’on tient compte des non-inscrits (11,4%), ce sont deux tiers des Français disposant du droit de vote qui n’ont pas participé à l’élection de leur député… soit bien plus encore que le nombre d’électeurs s’étant tournés vers le Front national !
Comment l’expliquez-vous ?
Les gens intuitionnent que l’essentiel du pouvoir s’exerce ailleurs qu’au Palais Bourbon. Parce que la capacité du Parlement de renverser le gouvernement est avérée, les législatives en Italie mobilisent par exemple bien plus qu’en France, où le fait majoritaire ne le permet plus qu’en théorie. Ils ne voient, dès lors, pas très bien l’intérêt de se déplacer.
Ajoutez-y les sondages annonçant des semaines à l’avance une vague de « La République En Marche » et vous comprendrez pourquoi la majorité des électeurs a vu dans ces législatives une élection de second ordre.
En quoi la lutte contre l’abstention revêt, selon vous, un enjeu démocratique ?
Parce que l’abstention pénalise davantage les jeunes et les catégories populaires, et que sa hausse alimente les inégalités électorales. Rien de surprenant à ce que La République En Marche et Les Républicains – dont l’électorat est plus âgé et plus favorisé – aient su tirer leur épingle du jeu. En effet, les seniors (60-69 ans), les diplômés et les cadres les plus à l’aise économiquement se sont moins démobilisés après la présidentielle. Ils étaient donc sur-représentés au second tour des législatives, tandis que l’électorat de la gauche et du Front national (ouvriers, employés, 18-30 ans) s’est, lui, fortement abstenu.
Certains citoyens semblent préférer un rôle de « consommateurs de politiques publiques »...
Je conçois que certains élus préfèrent raisonner ainsi pour oublier les conditions de leur propre élection, davantage marquée par le poids de l’abstention qu’un ralliement à leurs idées.
Mais, soyons sérieux, ce discours ne serait audible que si les citoyens disposaient tous de la même compétence politique et si les inégales prédispositions à voter entre titulaires d’un Bac+5 et décrocheurs scolaires avaient été compensées. Or, il n’en n’est rien.
Ne considérez-vous pas que ceux qui ne votent pas… sont autorisés à se taire ?
Culpabiliser et stigmatiser les abstentionnistes ne serait franchement pas à la hauteur de l’enjeu, alors que la mobilisation électorale était tout à fait honorable au premier tour de la présidentielle, malgré le désenchantement vis-à-vis de la politique, le dégoût suscité par les affaires, et ce jusque dans les milieux les plus sceptiques. Cela veut bien dire que lorsque l’enjeu est clair, les offres variées et la campagne accessible à tous, même les plus éloignés de la politique au quotidien font encore entendre leur voix.
Notre démocratie est-elle malade ?
Il ne faut pas avoir peur de le dire, oui ; tout comme ce n’est pas faire insulte au suffrage universel direct que de souligner la faible légitimité des députés. Des remèdes existent, à condition de faire de ne plus déléguer la socialisation civique et politique aux familles – qui sont le lieu, par excellence, de reproduction des inégalités. Comment reprocher à un jeune dont les parents ne sont pas politisés de ne pas connaître le rôle d’un député et de ne pas aller voter aux élections législatives ? Le personnel politique doit faire de cet enjeu une priorité nationale.
Comment les élus des partis de gouvernement peuvent-ils faire revenir aux urnes un ouvrier au chômage, à fortiori lorsque celui-ci est dépolitisé ?
Une plus grande efficience des politiques publiques serait le moyen assuré de remettre dans le jeu tout un tas d’électeurs aujourd’hui démobilisés. Si « La République En Marche » parvenait à réduire durablement le chômage, il est certain que le rapport au politique d’un certain nombre d’ouvriers – notamment les moins qualifiés et ceux privés d’emploi qui s’abstiennent deux fois plus que les chefs de chantier ou contremaîtres – changerait lors des prochaines élections.
Pour éviter que seuls les plus aisés et les plus éduqués ne votent, réfléchissons également sans attendre à de nouveaux dispositifs d’incitation au vote, encourageant l’engagement civique de proximité.
Le non-cumul des mandats ne risque-t-il pas d’engendrer une nouvelle poussée de l’abstention ?
Le risque d’une perte d’ancrage existe, mais la déprofessionnalisation des élus et le renouvellement de notre classe politique s’avérait nécessaire. La politique ne doit plus être confisquée par des notables diplômés de grandes écoles qui gouvernent en étant coupés du terrain, des milieux populaires. Les simples citoyens doivent de nouveau avoir accès à leurs représentants. Et ce d’autant plus que la dématérialisation des process administratifs et électoraux, à l’ordre du jour, risque d’accentuer le sentiment d’éloignement qu’une partie de la population entretient déjà à l’égard des institutions.
Mais alors que doivent-ils faire pour doper la participation ?
Croyez-moi, il ne suffira pas d’augmenter le nombre de rendez-vous en permanence pour redonner confiance aux électeurs les plus désenchantés et les faire revenir aux urnes. Puisque les partis, syndicats et autres associations de locataires ou de parents d’élèves ne maillent plus aussi bien le territoire et donc l’environnement quotidien des abstentionnistes, il y a besoin de repenser de nouvelles formes de relais, de médiation, plus adaptées à notre époque.
Il faut aussi faire de la pédagogie autour des enjeux de la vie publique, sans instrumentalisation partisane, et ce tout au long du mandat. Les professeurs de l’école républicaine, les animateurs des associations de quartiers pourraient bien entendu jouer un rôle essentiel. Mais on peut aussi penser aux facteurs de La Poste pour assurer un lien avec les institutions politiques et administratives, dans le prolongement des nouvelles missions qu’ils assument de réactivation du lien social et de lutte contre l’isolement des personnes âgées.
Le vote obligatoire peut-il aider à contenir l’abstention ?
Il y a d’autres solutions à expérimenter avant d’avoir recours au vote obligatoire. Certaines sont d’ailleurs en cours de mise en place, comme les facilités d’inscription sur les listes électorales pour les municipales 2020 ou l’entrée en vigueur d’une dose de proportionnelle aux prochaines législatives, dont il nous faudra étudier les effets sur la participation.
D’autres pourraient facilement voir le jour : regrouper les élections locales le même jour permettrait à des scrutins de faible intensité, comme les départementales par exemple, de bénéficier de la capacité plus grande des municipales à contenir l’abstention. Le nombre d’électeurs serait plus important et la légitimité des élus en serait renforcée.
Les collectivités territoriales doivent-elles renforcer l’éducation civique et politique ?
Cette ambition mérite d’être portée au niveau national, mais les institutions locales ont évidemment un rôle à jouer. Ne serait-ce qu’en tant que partenaires des écoles, mais aussi, plus globalement, en tant qu’ordonnatrices du rituel électoral. Il serait par exemple urgent de repenser et dynamiser les campagnes en faveur de l’inscription, en ciblant les différents publics.
La catégorie des étudiants, très affecté par la malinscription et donc très abstentionniste, mérite ainsi toute l’attention des communes qui accueillent des universités sur leur territoire. Car il ne suffira pas de quelques affiches porteuses d’une injonction à s’inscrire pour les convaincre.
Dans quelle mesure l’abstention concerne-t-elle aussi les élus locaux ?
La démobilisation que nous avons pu observer aux législatives est également continue depuis la fin de années 70 pour les municipales, mais elle demeure plus contenue. Cela dit, lorsqu’on affine la focale, elle est bien moins forte dans les communes de moins de 1000 habitants (24,7%) – du fait de la personnalisation des enjeux et de la pression communautaire au vote – que dans les villes de plus de 10 000 habitants (43,5%). A l’instar des nouveaux députés, le socle électoral des élus urbains dépasse à peine un quart des inscrits, ce qui entame de fait largement leur légitimité.
Si rien n’est fait pour enrayer cette démobilisation , faut-il craindre une abstention majeure lors des prochaines municipales 2020 ?
Oui, mais l’on peut justement attendre en conséquence, des maires comme des nouveaux députés, qu’ils s’investissent dans les dispositifs les plus à même de les faire « mieux élire », en priorité par les jeunes, peu mobilisés en dehors de la présidentielle. Maintenir l’ambition démocratique de la participation du plus grand nombre, et notamment des générations qui ne votent plus par devoir, a un coût en innovations qu’il faudra accepter de payer s’ils veulent enrayer la démobilisation électorale.
Alors que les pouvoirs publics font aujourd’hui de la restauration des liens de confiance entre gouvernés et gouvernants un enjeu du quinquennat qui s’ouvre, je veux croire que les élus de la République, et particulièrement ceux des grandes villes et des métropoles, ne s’accommoderont pas des discours élitistes relativisant l’abstention. Ils doivent prendre pleinement leur part du combat contre les inégalités de participation électorale dans les mois à venir.