Derrière le consensus apparent, une réindustrialisation contestée

Hugo Soutra
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Derrière le consensus apparent, une réindustrialisation contestée

© Marc Ollivier (Ouest-France PQR)

L’adhésion de la population française à une réindustrialisation souhaitée par le pouvoir politique n’est pas encore acquise. A Liffré, Rouen ou encore Soissons, des coalitions hétéroclites mêlant élus, militants environnementaux et riverains interrogent le coût environnemental de nouvelles usines, n'hésitant pas à pointer les « externalités négatives » et ré-examiner la pertinence de certains projets économiques au nom de la protection des ressources naturelles du territoire et, derrière, de la planète. Alors que le gouvernement se raidit, d'autres élus ne minorant plus cet enjeu de l'acceptabilité sociale du fait industriel estiment encore possible de venir à bout de telles résistances, par un dialogue apaisé, un effort de pédagogie et une transparence accrue.

Le groupe Le Duff a annoncé, mardi 30 mai, l’abandon de son projet de création d’une nouvelle usine de viennoiseries surgelées à Liffré, en dépit du feu vert accordé à l’été 2022 par les services de l’Etat et du soutien de la région. Une partie des habitants de cette commune d’Ille-et-Vilaine relayés par d’irréductibles militants environnementaux bataillaient, en effet, depuis plusieurs mois, contre l’implantation de « Bridor » et sa promesse de 500 emplois supplémentaires pour le territoire. Ou plus précisément contre l’artificialisation d’une vingtaine d’hectares de terres agricoles supplémentaire et le fort impact sur les ressources en eau (187 000m3/an) que prévoyait son instigateur… Las des retards pris par le projet, l’agro-industriel breton a donc fini par jeter l’éponge, non sans avoir menacé au préalable de délocaliser une partie de ses activités françaises.

A Soissons (Aisne), ce ne sont pas tant les habitants qu’un élu local qui met à mal la démarche de « ré-industrialisation » portée par la communauté d’agglomération. En dépit des créations d’emplois et retombées fiscales là aussi promises par les communicants de « Rockwool », le maire (SE) de Courmelles alerte sans relâche ses administrés contre le bruit, la consommation d’eau et d’électricité de la potentielle usine de laine de roche que ce groupe danois cherche à implanter sur sa commune, ainsi et surtout que l’impact de ses rejets sur la qualité de l’air et la santé humaine. Arnaud Svreck a même tiré un ouvrage de son combat, « Le village contre la multinationale. »

Des élus pris entre deux feux

A l’heure de l’urgence écologique et du ZAN, la bataille culturelle pour la création de nouveaux emplois industriels – dont certains à valeur ajoutée – est encore loin d’être gagnée dans l’opinion publique. Les préoccupations climatiques et la préservation des ressources naturelles du territoire (air, eau, énergie, sols) commencent à relayer les traditionnelles réticences portant sur le bruit lié au trafic des poids-lourds ou la dévaluation des biens immobiliers causées par d'éventuelles nuisances olfactives. Un vernis d’intérêt général ajouté à des frondes devenues de toute façon bien trop éclectiques et ouvertes à la discussion pour être automatiquement réduites à de simples mouvements type « Nimby » (ndlr : « Not in my back yard », c'est-à-dire « pas dans mon jardin » en français), qui vient aujourd’hui percuter de plein fouet les visées économicistes de certains décideurs…

Désespérée de voir que la première pierre de l’usine Bridor n’avait toujours pas été posée, lors d’un entretien au printemps avec Le Courrier des maires, la maire (LR) de Vitré, Isabelle Le Callenec, nous confiait sa lassitude, comparant ces contestations à une forme de « jusqu’au-boutisme. Je doute qu’on parvienne, dans ces conditions, à réindustrialiser un jour la France. Imaginez un peu : vous convainquez un industriel créateur d’emplois de s’implanter chez vous, vous levez les résistances des conseils municipaux et des services de l’Etat type DDTM ou DREAL, et voici qu’il vous faut gérer de telles emmerdes avec une partie de votre population. Tout ça pour des retombées fiscales indéterminées depuis la suppression de la CVAE… »

Gare aux nouvelles formes de « NIMBY » industriels

Même des territoires industriels où préexiste une forte culture ouvrière, où les usines font partie intégrante de l’histoire et du patrimoine local, ne sont aujourd’hui plus épargnés par la multiplication de ces mobilisations. Régulièrement saisie depuis l’incendie de l’usine Lubrizol par des riverains désirant précipiter la fermeture de l’usine Boréalis de Grand-Quevilly – la quatrième plus polluante de France  –, la députée (LFI) de Seine-Maritime, Alma Dufour, raconte avoir appris à leur tenir tête.

« Les responsables politiques ne doivent pas céder à l’hypocrisie et la lâcheté de certains mouvements « Nimby » se revendiquant de l’écologie. Pourquoi fabriquer ailleurs des produits utilisés majoritairement ici ? Délocaliser nos raffineries ou nos usines d’engrais chimiques dans des pays aux standards environnementaux bien moins élevés n’aurait rien de vertueux pour le climat » riposte cette ancienne porte-parole des Amis de la Terre, fer de lance contre les méga-entrepôts Amazon devenue apôtre de la réindustrialisation. « Mieux vaut conserver de tels sites en France, le temps au moins d’organiser la réduction de la demande dans la durée. »

Haro sur une réindustrialisation à marche forcée

Confrontés à ces questionnements plus ou moins légitimes selon les terrains de lutte, plusieurs élus et experts appellent le ministre de l’Intérieur et les préfets à changer de posture. Inutile, selon eux, de déployer une cellule anti-ZAD, dépeindre et invectiver les opposants en « éco-terroristes », ou tourner en ridicule les arguments des militants environnementalistes comme les craintes des riverains. La principale si ce n’est la seule utilité de dénoncer ce phénomène sur le terrain de la morale voire tenter de le réprimer, à l’heure de la banalisation de ces conflits industriels repeints à la sauce verte, semble de chercher à justifier par avance l’incapacité du gouvernement à traduire jusqu’à présent la ré-industrialisation tant voulue en actes concrets…

Plutôt qu’envenimer la situation en attaquant frontalement l’égoïsme ou l’irrationalité supposée du camp d’en face, mieux vaut – pour les porteurs de projets industriels convaincus du bienfondé de leurs initiatives comme les responsables politiques déterminés – accepter de se confronter, sur un pied d’égalité, à leurs détracteurs. Et s’employer à lever un maximum de leurs doutes ou préjugés, quand bien même ceux-ci ne disposeraient pas de tous les éléments en tête ou feraient preuve d’une certaine mauvaise foi… Sans se perdre dans un diagnostic froid, un excès de propagande ni une ribambelle de chiffres ou données juridico-techniques, qui ne convaincront personne !

Des marges d’amélioration insoupçonnées…

Alors, comment faire concrètement entendre raison aux citoyens les plus rétifs et tenter ainsi d’obtenir leur adhésion à cette grande cause nationale ? « Les élus et industriels doivent passer au-delà de certaines positions dogmatiques pour tenter de nouer un dialogue constructif. Puis prendre les bonnes décisions, en toute responsabilité », prône la maire (DVD) de Montceau-les-Mines et présidente du Cerema, Marie-Claude Jarrot, associée étroitement à la préparation du projet de loi Industrie verte.

Critique de l’égoïsme de certains riverains, l’édile (EELV) de Saint-Pierre-du-Vauvray, Laetitia Sanchez, enjoint elle aussi ses homologues à mieux tenir compte de certaines exigences des activistes environnementaux, et plus globalement, de leur  façon de percevoir les choses. « Ceux qui vivent la proximité avec les usines et interpellent les décideurs économiques ou politiques jusqu’à obtenir des réponses sérieuses font généralement œuvre d’intérêt général. Ils nous obligent – nous, élus, mais aussi industriels – à réduire l’impact environnemental des projets, et réfléchir à certaines contradictions ou impensés. Quelles sont les matières premières utilisées ? Pour fabriquer quoi ? Pour quels usages ? Comment réduire la consommation d’eau ou notre dépendance aux énergies fossiles ? Remarquons, si l’on veut être tout à fait honnête, qu’ils s’en prennent le plus souvent à certaines filières industrielles bien précises, et pas vraiment aux usines vertueuses de jeans, tee-shirts ou de vélos 100% français… », pointe l’écologiste normande.

Forcer la transparence

« Je suis la première à convenir que les usines d’aujourd’hui et de demain ne ressemblent plus à celles d’hier, et que les externalités négatives sur la pollution de l’air ou de l’eau sont globalement mieux gérées que par le passé. A nous de faire preuve de pédagogie, et le marteler. La ré-industrialisation me pose tout de même un cas de conscience. Parce que le risque zéro n’existe pas, en termes d’accidents industriels mais aussi potentiellement d’impacts au long-cours sur la santé. Rien ne sert de le cacher » concède Alma Dufour (LFI) : « si l’on veut réindustrialiser, il nous faut impérativement forcer la transparence, c’est-à-dire obliger les industriels à se montrer redevables vis-à-vis des acteurs locaux comme des riverains. »

Autrice de « Elus et entreprises, je t’aime moi non plus » et consultante sur les questions industrielles, Virginie Saks abonde : « l’époque où les usines pouvaient agir et se penser de manière solitaire est révolue ; l’argument des créations d’emplois ne suffit plus à justifier l’implantation d’une usine polluante et garantir son acceptabilité par les riverains ! Beaucoup d’industriels ne semblent pas s’être aperçus de la rapidité avec laquelle le débat s’est reconfiguré sur ces questions de consommation d’eau ou d’énergie. »

La réindustrialisation, un enjeu politique

L’acceptabilité sociale de la population semble être devenue une condition à part entière de la ré-industrialisation de la France, au même titre que la disponibilité du foncier ou la formation et la qualification de la main-d’œuvre, ou la transformation écologique de l’industrie… Un enjeu qui mérite d’être travaillé comme il se doit, au cours des prochains mois : « La France peut et doit renouer avec une ambition industrielle, adaptée aux enjeux environnementaux du 21ème siècle. Lorsqu’on voit tous nos concitoyens en quête de sens s’interroger sur leurs actes d’achat et leurs façons de consommer, il doit être possible d’y faire adhérer la population », estime la maire de Saint-Pierre-du-Vauvray, Laetitia Sanchez, qui appelle l’exécutif à mettre en récit cette nécessaire ré-industrialisation : « ce n’est pas en saupoudrant l’industrie lourde d’énergies renouvelables ou d’hydrogène vert que le gouvernement emportera l’adhésion de nos concitoyens ! »

« Il faut à tout prix mettre les sujets qui fâchent sur la table, sans tabous. Ouvrons toutes ces boîtes de Pandore autour de l’accaparement de différentes ressources locales, à commencer par l’eau ou le foncier, de la pollution de l’air ou des sols, etc », recommande Mme Saks, ambassadrice « Collectivités » chez les Forces françaises de l’industrie, un temps proche de la majorité présidentielle. « Les riverains auraient alors l’occasion de mesurer en toute transparence les nuisances que certaines industries – pas toutes – peuvent générer, mais aussi tous les bienfaits et externalités positives qu’elles apportent localement en termes d’emplois, de dynamisme démographique donc de services, de réduction de notre empreinte carbone, etc. »

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