Marchés publics : déjouez les pièges !
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Qu’est-ce qui fait courir nos élus locaux pour confier un marché public - et donc l’intérêt général - au secteur privé ? C’est à cette question sensible que la journaliste Isabelle Jarjaille s’est employée à répondre dans son livre-enquête « Services publics délégués au privé : à qui profite le deal ? » Interview sur fond de "DSP" souvent déséquilibrées.
C’est à la suite d'une mésaventure personnelle sur une aire d’autoroute qu’est né l’intérêt d’Isabelle Jarjaille pour les délégations de service public. Intriguée par cette forme de « privatisation » de l’action publique « méconnue par la majorité des Français » estime-t-elle, cette journaliste indépendante s’est mise en tête d’explorer et de raconter de façon pédagogique les coulisses de ces procédures « arides. » Pendant plus d’un an, elle s’est alors plongée dans des dizaines et des dizaines de contrats de concession.
Son enquête l’a mené des bureaux d’Eiffage au ministère des Transports, des autoroutes du Nord aux ports de Bretagne, du niveau national à l’échelon local où ces procédures ne concernent plus seulement la gestion de l’eau potable ou des déchets mais aussi de plus en plus les restaurants collectifs, les abattoirs, les crématoriums ou encore les centres aquatiques.
Dans « Services publics délégués au privé : à qui profite le deal ? », Isabelle Jarjaille livre une enquête fouillée sur les relations intimes qu’entretiennent acteurs publics et groupes privés. S’étonnant que les pouvoirs publics soient moins regardants vis-à-vis des millions que leur coûtent les négligences juridiques des contrats les liant au privé qu’envers l’augmentation des dépenses sociales, elle appelle les responsables politiques et administratifs à plus de responsabilité.
Votre enquête épingle de nombreux contrats désastreux. Avez-vous tout de même identifié des contrats de concessions ou délégations favorables aux acteurs publics et donc aux citoyens-contribuables ?
A la sortie de mon livre, une avocate spécialisée n’ayant lue que la quatrième de couverture m’a accusé d’avoir mené une enquête à charge. Mais, à aucun moment, je ne déconseille ou dis que les Délégations de service public sont automatiquement mauvaises. Ce n’est pas une fatalité que de recourir au privé. Et heureusement, puisque certaines collectivités de taille moyenne n’ayant pas les moyens de gérer tous les services en direct n’ont pas d’autres choix que de déléguer.
Simplement, les élus et les agents doivent prendre le temps de lire l’intégralité des contrats qu’ils signent. Ce sont des vrais choix politiques qui impliquent généralement les populations sur des décennies, ce qui demande une vigilance sans commune mesure. D’autant plus que, la plupart de ces contrats sont, en fait, pré-rédigés par les sociétés privées ayant remporté l’appel d’offre…
Les collectivités disposent-elles toujours des compétences suffisantes pour négocier équitablement avec les juristes de ces multinationales ?
Non, évidemment, toutes les collectivités ne disposent pas des moyens suffisants en interne, tout particulièrement les plus petites… Mais, comme me l’a d'ailleurs fait remarquer cette même avocate, il existe un certain nombre de cabinets spécialisés dans les DSP capables d’épauler les collectivités à la signature pour faire en sorte qu’elles gardent le contrôle sur leurs concessions. Le problème, c’est que ces professionnels du droit sont rarement sollicités ou alors seulement après que les Cours des Comptes régionales aient tiré l’alarme.
L’investissement juridique initial avant la signature du contrat peut sembler élevé, mais ce n’est pourtant que de la prévention ! En effet, se mettre à l'abri juridiquement, c’est souvent autant d’économiser à la sortie et donc la garantie de ne pas devoir augmenter les impôts ou réduire la qualité des services publics en cours de mandat.
Vous pensez à une collectivité et à un contrat en particulier qui pourrait faire école ?
Pas spécifiquement ! Je dis simplement aux décideurs publics : ne signez pas des contrats les yeux fermés ! Prenez le cas de Béthune : la municipalité paie aujourd’hui 400 000 euros par an de mesures compensatoires à Q-Park qui gère les parkings du centre-ville et empoche déjà l'ensemble des recettes de stationnement à ce titre. Ces amendes étaient prévues au contrat, mais écrites selon une formule illisible qui ne laissait pas présager de son impact pour les finances municipales…
Autre exemple : pourquoi la LGV Tours-Bordeaux s’avère être une catastrophe pour les finances publiques alors que la ligne Le Mans-Rennes est, pour sa part, plutôt équilibrée ? La région Bretagne emploie six personnes à temps-plein pour analyser les contrats de délégation, suivre et contrôler ses concessions.
Face à ce risque, qu’est-ce qui pousse certains acteurs publics à recourir malgré tout aux acteurs privés ?
Pour rester en Bretagne, toujours, Rennes Métropole a décidé en 2015 de reprendre la main sur son réseau d’eau construit par diverses communes et entreprises. Fin 2017, la Société publique locale qui s’en occupe n’a toujours pas réussi à cartographier précisément où passent l’ensemble des tuyaux. Il faut bien comprendre que la délégation au privé représente dans bien des cas une solution de facilité, alors que les collectivités ne disposent pas toujours des compétences adéquates en interne.
En outre, les entreprises qui gèrent ces contrats savent rapidement se rendre indispensables vis-à-vis de l’ensemble du tissu local : nombre d’entre elles sponsorisent des associations ou des équipes sportives à plusieurs dizaines de milliers d’euros chaque année. Une manne financière qui manque inévitablement à l’appel lorsque les délégataires perdent les marchés…
Assiste-t-on à une volonté des collectivités de reprendre en main leurs concessions – à travers les EPL, SPL et autres SEM ?
Entre la création d’une cinquante de Sociétés publiques locales par an et la multiplication des échanges de bonnes pratiques entre collectivités via notamment le réseau des EPL, il y a un volontarisme qui n’existait pas il y a dix ans. C’est un fait incontestable mais… il reste marginal. La guerre de l’eau ne se joue pas entre le privé et le public aujourd’hui autour de quelques « remunicipalisations », mais bien entre Veolia et Suez.
Enfin, si des collectivités donnent l’impression de vouloir mieux encadrer leurs concessions, cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont moins exposées aux risques des DSP… Victimes du désengagement financier de l’Etat d’un certain nombre de grandes infrastructures, certaines se retrouvent engagées contre leur gré dans des contrats qu’elles n’ont pas elles-mêmes signés (lignes LGV, plan d’investissements autoroutiers). Plusieurs associations d’élus m’ont fait part de leur souhait de ne plus se laisser imposer les conditions de participation des collectivités aux grands travaux par les hauts-fonctionnaires de l’Etat. Ce sera une bataille intéressante à suivre.