Décarbonation de l'industrie : « Le greenwashing ou l’inaction ne sont plus permis »

Hugo Soutra
Décarbonation de l'industrie : « Le greenwashing ou l’inaction ne sont plus permis »

© Ardennes métropole

Le maire (LR) de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, revient sur les enjeux de la décarbonation et du verdissement de l’industrie française, à l’échelle nationale et locale. Les travaux sur les transitions industrielles de l’Ademe – qu’il dirige pour encore quelques semaines – éclairent le saut qualitatif que devront effectuer les entreprises et les multinationales les plus polluantes jusqu’aux petites et moyennes industries, sur le plan de l’écologie comme de l’énergie. Il détaille, par ailleurs, la feuille de route de l'Etat et les marges de manœuvre des élus locaux pour donner à la France toutes ses chances d’atteindre la neutralité carbone et honorer ses objectifs climatiques.

 

Décarboner le secteur de l’industrie, à l’origine de 18 % des émissions de gaz à effet de serre, c’est possible ?

Deux tiers des émissions carbone de l’industrie française sont dues à 280 usines… Le gouvernement, conscient de l’urgence climatique, s’est fixé pour ­objectif de diviser par deux les émissions des cinquante sites industriels les plus polluants. Si nous réussissons sur cet échantillon, nous avons bon espoir de réduire de manière efficace et rapide, ensuite, les émissions de CO2 de l’ensemble du secteur.

Les élus locaux ont-ils leur mot à dire sur ce sujet de la transition écologique et énergétique de l’industrie ?

Les collectivités ont tout leur rôle à jouer au niveau local, ne serait-ce que pour équilibrer ces opérations sur le plan financier. Il nous faut mieux connecter les sites industriels entre eux, bien sûr, mais aussi parfois à leur environnement territorial immédiat.

Les déchets de certaines industries peuvent représenter l’énergie ou la matière première d’un site à proximité. Tandis que la récupération et le traitement de la chaleur fatale peut intéresser les gestionnaires du réseau de chaleur urbaine ; je l’ai expérimenté à Charleville-Mézières pour chauffer un quartier voisin de la fonderie PSA, à l'instar de Mulhouse avec Stellantis. Economiser l’énergie fait figure de priorité dans le contexte actuel, mais un tas d’autres valorisations concernant les déchets, l’eau, les locaux ou encore les matières premières restent à imaginer sur le terrain.

Les pouvoirs publics doivent-ils accompagner les industriels de manière bienveillante, ou s’affirmer dans leur posture de régulateurs ?

La planification écologique sur laquelle l’Ademe travaille actuellement en lien avec le SGPE  doit nous permettre d’éviter deux écueils : les démarches parfois vertueuses mais trop isolées pour avoir une quelconque signification au niveau global, et celles dont la composante de communication s’avère parfois un peu trop importante... La pression énergétique et environnementale est si forte, aujourd’hui, que le ‘green-washing’ ou l’inaction ne sont plus permis.

Au-delà que l'intérêt financier immédiat que les chefs d'entreprises ont à consommer moins d’énergie, ils doivent comprendre que la pérennité même de leur activité est en jeu. Une épée de Damoclès pèse aujourd’hui au-dessus de la tête des activités lourdement émettrices en CO2. L’Ademe mobilise l’équivalent de 460 emplois à temps-plein dans les réseaux consulaires type CCI, pour aiguiller les décideurs économiques, les aider à appréhender au mieux leurs consommations d’énergies et les alternatives à leur disposition, ainsi qu’à mobiliser les investissements nécessaires et notamment les aides publiques prévues dans cette optique.

Faut-il conditionner les aides publiques d'État et régionales pour rendre l'industrie, « diffuse » comme celle plus lourde, davantage compatible avec la transition écologique et énergétique ?

Cette idée peut avoir son utilité, tant qu’un responsable politique veille à ne surtout pas provoquer de « refus d’obstacle »… La nécessité d’allier la bataille contre la fin du monde et la lutte pour les fins de mois vaut pour le citoyen lambda comme le capitaine d’industrie. Certaines entreprises étranglées par la flambée des prix de l’énergie ont actuellement bien du mal à dégager donc réinjecter des bénéfices dans l’adaptation de leurs process industriels… En outre, la temporalité n’est pas tout à fait la même entre l’adaptation au réchauffement climatique donc l’enjeu énergétique, et le virage à opérer vers l’économie circulaire…

Quel regard portez-vous sur les dispositifs et programmes d’accompagnement mis en place par certaines régions et intercommunalités ?

Certaines collectivités mènent d’importantes actions sur ces sujets d’écologie industrielle territoriale et d’économie circulaire. Grâce notamment à l’ingénierie que l’Ademe finance en leur sein. L’argent public est devenu trop rare, néanmoins, et la pression du réchauffement climatique telle, que nous n’avons plus le choix que de nous synchroniser davantage. Nous devons former un « pack » avec la BPI mais aussi les régions, pour accélérer la décarbonation des process de nos ETI comme PMI. C’est-à-dire, concrètement, continuer ce travail de sensibilisation lorsqu’il doit être mené, impliquer un maximum de décideurs économiques en les informant au mieux sur les moyens publics mis à leur disposition, et en les orientant vers nos différentes solutions nationales ou régionales. On est là au cœur de ce qui est attendu et demandé aux élus locaux.

Le maire de Charleville-Mézières comprend-il la méfiance et le peu d’empressement de certains élus locaux à rallier l’action de l’Etat, accusé de freiner la réindustrialisation par de nouvelles injonctions contradictoires ?

Différents types de contraintes s’exercent sur les élus locaux, mais c’est le lot de n’importe quel décideur que de concilier des intérêts différents ! Même si certains ont le sentiment que les contraintes à leur égard s’accumulent, entre la suppression de la CVAE et le ZAN, les maires et présidents d’agglomération doivent impérativement s’engager aux côtés de l’Etat si l’on veut mieux contrôler des phénomènes climatiques actuellement en train de nous échapper… Il y a une nécessité impérieuse, à ce titre, à se former en continu pour rester des interlocuteurs pertinents et efficaces.

La lutte contre l’artificialisation des sols, le réchauffement climatique et les sécheresses à répétition vont-elles les forcer à faire monter en gamme leurs modèles de développement économique ?

Dans les territoires ayant vu leurs entreprises fermer les unes après les autres, où la population demeure traumatisée par cette désindustrialisation, articuler urgences écologique et économique n’a rien d’évident. Le réflexe classique des élus peut en effet consister à se cramponner à leur modèle de développement historique ! Je ne juge pas. Mais un président d’agglomération ne peut plus se réclamer du développement durable et découper des forêts, prolonger une autoroute ou retourner des prairies, tout ça pour installer des entrepôts logistiques au nom de la création d’emplois…

La transition écologique n’a rien d’idéologique ; c’est une réalité à laquelle nous n’avons collectivement plus le choix que de nous confronter ! SI les élus ne parviennent pas à travailler contraintes environnementales et développement territorial en même temps, l’Ademe ou même le Cerema disposent de moyens d’expertise conséquents pour les y aider, encore une fois.

Quelle voix l’Ademe compte-t-elle faire entendre dans le cheminement du projet de loi « Industrie verte » ?

L’objet de ce texte consiste à venir relayer la prise de conscience actuelle, le volontarisme de certains acteurs économiques et politiques. En accélérant la requalification des friches industrielles, via la simplification notamment de certaines procédures administratives. Si l’on veut à la fois renforcer la transition écologique et restaurer notre souveraineté industrielle, il nous faut restructurer de A à Z certaines filières stratégiques.

A l’heure où tout le monde s’accorde sur la nécessité de développer les énergies renouvelables ou favoriser l’usage de la voitures électrique, ce n’est pas normal de compter si peu d’industries hexagonales en capacité de produire des éoliennes et panneaux solaires Made in France, ni même de bornes de recharge ! Notre agence œuvre avec le ministère de l’économie à combler tous ces « trous »…

Il est toujours possible d’acheter tel ou tel composant manquant en Chine, en Inde voire même ailleurs en Europe…

Oui, mais développer les énergies renouvelables sans maîtriser leurs fabrications revient à régler un problème en s’en créant un autre. Quel intérêt y-a-t-il à substituer notre dépendance aux énergies fossiles par une autre forme de dépendance moins préjudiciable sur le plan du climat, certes, mais toute aussi catastrophique en termes de souveraineté ? La France doit renforcer à tout prix sa maîtrise de la production d’un certain nombre d’équipements stratégiques pour la transition écologique, en cessant de creuser un déficit commercial déjà abyssal !

En outre, le cuivre ou le silicium – deux ressources indispensables pour fabriquer des éoliennes ou rénover les logements – ne sont pas infinies… Nous devrons étendre la logique de sobriété appliquée actuellement à l’eau, l’énergie ou le foncier (ZAN), demain, à l’utilisation de telles matières premières.

L’actualité internationale et ses nombreuses incertitudes économique ou géopolitiques ouvre-t-elle des opportunités à la France pour relocaliser, également, certains biens et produits de grande consommation ?

La pandémie de Covid-19 puis la montée des tensions entre la Chine et Taiwan poussent certains industriels à envisager sérieusement l’arrêt soudain de leurs productions en Asie. Donc la possibilité de produire ailleurs des biens de consommation courante. La Commission européenne pourrait très bien accompagner cette réflexion, en interdisant la commercialisation sur notre continent de produits aux bilans carbones trop dégradés via un mécanisme de taxation carbone ambitieux. Le simple calcul des émissions carbone liées à toutes nos importations justifierait un tel ajustement règlementaire, à même d’offrir un surplus de compétitivité immédiat aux sites de productions européens et français.

La transition écologique n’implique-t-elle pas, aussi, d’accompagner les industriels européens à se projeter dans un monde plus sobre où les besoins de consommation diminueraient, où la croissance économique ne représenterait plus forcément un horizon indépassable ?

Nous n’excluons pas, dans nos travaux de prospective « Transition 2050 », d’accompagner l’évolution des modes de consommation et d’organiser une baisse de la demande. Et l’Ademe aide d’ores et déjà l’Etat à améliorer l’affichage environnemental des produits, à travers une sorte d’« éco-score » éclairant les choix des consommateurs et leur donnant véritablement les moyens de se repérer entre les biens manufacturés importés et les produits locaux à l’empreinte carbone moindre. Contrairement à certaines idées reçues, néanmoins, aucun scénario envisagé par l’Ademe ne prévoit une décroissance du PIB ni de récession.

Le développement des pompes à chaleur dans le secteur du bâtiment, mais aussi de l’électro-mobilité ou de véhicules intermédiaires entre vélo et voitures dans le domaine des transports, sera bon pour la planète mais aussi pour l’économie française ! L’efficacité énergétique – les énergies renouvelables et nucléaire se substitueront progressivement à des énergies fossiles importées à des coûts élevés et particulièrement volatiles – et l’évolution des modes de consommation devraient libérer du revenu aux Français pour acheter mieux, de façon plus vertueuse.

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