La jurisprudence administrative comme pénale est de plus en plus stricte. Les conflits entre mandat et responsabilité associative se multiplient. Les élus souhaitent une incrimination plus précise.
On ne compte plus les polémiques qui ont mis au jour divers conflits d’intérêt. Tous, loin de là, ne concernaient pas des élus, et encore moins des élus locaux. Encore que : lorsque qu’éclata l’affaire Woerth-Bettencourt, le député de l’Aisne René Dosière soulignait cette particularité de notre exécutif national dans lequel 34 membres du gouvernement sur 38 cumulaient leur charge avec des responsabilités locales, parfois à la tête de grandes villes ou de départements.
D’où "cette situation curieuse que, dans un département, le préfet soit chargé de contrôler la régularité des délibérations d’une collectivité dont le patron est son supérieur hiérarchique"… Le cas est certes très particulier, mais suffisamment gênant pour que la Commission sur la prévention des conflits d’intérêts, créée dans l’urgence, ait proposé d’interdire à l’avenir aux membres du gouvernement l’exercice d’un mandat exécutif local, en attendant un futur projet de loi annoncé par l’Elysée.
Absence de définition
A l’échelon local, ce sont bien sûr d’autres conflits d’intérêts qu’il faut prévenir, objectif d’autant plus difficile que le droit pénal français ne connaît pas cette notion juridique.
"Les délits qui existent sont la prise illégale d’intérêt, le délit de favoritisme ou la corruption. En d’autres termes, il faut avoir consommé pour être condamnable", constate Martin Hirsch, dans son livre "Pour en finir avec les conflits d’intérêt" (éd. J.-C Lattès).
Pour autant, absence de définition ne veut pas dire absence de condamnations, d’autant que la jurisprudence s’est largement durcie ces dernières années : "Désormais, l’intérêt personnel est condamné par le juge administratif, même quand il est virtuel, tandis que le juge pénal estime que l’intérêt peut être de toute nature, pas forcément matériel ou pécuniaire, explique Eric Landot, avocat au barreau de Paris. Les deux juges se sont rapprochés sur ce qu’ils avaient de plus stricts", incluant les avantages indirects aux proches. Résultat : les conflits d’intérêt potentiels comme les condamnations d’élus locaux se sont multipliés, obligeant ces derniers à plus de rigueur et de précautions.
1 - Des associations malvenues
C’est le cas le plus répandu, celui qui donne des sueurs froides à tout élu local avant de voter la moindre subvention à une association.
Pour justifier sa volonté de remplacer dans le Code pénal la notion "d’intérêt quelconque" par celle "d’intérêt personnel différent de l’intérêt général", Bernard Saugey, auteur d’une proposition de loi adoptée à l’unanimité au Sénat le 24 juin 2010, aime à rappeler le caractère incongru de la confirmation par la Cour de cassation (arrêt du 22 octobre 2008, "Ville de Bagneux») de la condamnation d’un maire, d’un adjoint et d’un conseiller municipal pour avoir participé à la décision d’attribution de subventions à des associations municipales qu’ils présidaient ès qualités et ce, sans en avoir retiré un profit quelconque ou lésé la collectivité. Bref, "si je suis adjoint aux sports et président du club de foot, mieux vaut ne pas participer à la décision de subventionner ce club et à toute décision liée au football", explique Eric Landot.
Même conseil de prudence pour "un simple conseiller municipal qui a intérêt à sortir de la salle du conseil s’il a le moindre lien avec un militant de l’association dont il va être question : il ne doit même pas participer au débat s’il veut éviter jusqu’au soupçon", prévient l’avocat.
Cependant, cette attitude d’extrême prudence ne couvre pas tous les risques, notamment pour "le maire et son adjoint aux finances qui sont toujours responsables des ordres de paiement, même sans avoir participé à la décision de subvention", rappelle Philippe Bluteau, avocat à la Cour. Il leur reste donc à abandonner toute responsabilité dans une association.
2 - Trop proches collaborateurs
En mars 2009, le tribunal administratif de Cayenne condamne un maire qui a continué à rémunérer son fils comme directeur de cabinet de la commune, alors qu’il était en stage en métropole. Parfois c’est l’embauche d’un membre de la famille comme collaborateur de cabinet qui est condamnée. Si ce n’est pas encore perçu par les élus comme quelque chose de délictuel, cela reste hautement déconseillé, quel que soit le lien de parenté", alerte Philippe Bluteau. Et ce, même si cela peut engendrer des "situations ubuesques dans les cas où la femme travaillait de longue date à la mairie avant même que son mari n’y soit élu maire"…
3 - Marchés publics pour relations privées
"Les élus ont désormais conscience qu’il ne faut pas donner de marché à une entreprise détenue par quelqu’un de leur famille", assure Philippe Bluteau.
Pourtant, chaque année, une condamnation vient rappeler cette règle élémentaire comme l’a fait le tribunal correctionnel de Nice en février 2009 en sanctionnant un élu (4 mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende) pour avoir attribué un marché municipal à son fils. L’intérêt financier, personnel ou pour ses proches, est alors évident.
Reste alors une zone grise pas encore tout à fait éclaircie par la jurisprudence : où s’arrête l’intérêt indirect condamné par le code pénal ? A la belle-sœur, à l’ami de longue date ou bien à la simple connaissance ?
4 - Avenir "doré"...
Consciemment ou non, l’élu peut prendre une décision ne lui octroyant aucun avantage dans un premier temps… mais favorisant son avenir. Ce que le juge laisse de moins en moins impuni, comme le montre la décision en novembre 2009 du tribunal correctionnel du Puy-en-Velay de sanctionner un maire qui avait participé au vote de l’aménagement en réseau d’un lieu-dit où l’élu avait l’intention de construire sa maison d’habitation. Là encore, mieux vaut s’abstenir de voter et de participer aux débats d’une décision qui pourrait avantager l’élu à court ou moyen terme.
Comment clarifier la notion de conflits d’intérêts ?
Bernard SAUGEY, sénateur et conseiller général de l’Isère
"Poursuivre l’intérêt personnel"
"En France, on compte déjà près de 60 cas où un élu local s’est vu poursuivre de manière abusive, comme celui où un maire avait voté une subvention pour le club de foot de la commune… où jouait son petit-fils ! Et même quand les procédures judiciaires n’aboutissent pas, l’élu doit en subir les frais pendant un ou deux ans. D’où l’idée, pour prévenir les conflits d’intérêt, de remplacer la notion “d’intérêt quelconque”, terme non juridique, par celui “d’intérêt personnel différent de l’intérêt général”, par exemple, le cas d’un adjoint qui possède une société de construction et utilise ses fonctions pour octroyer des marchés à sa société. Cette proposition, qui ne se limite pas à l’argent, ne facilite en rien le financement illicite des partis politiques pour lequel il existe d’autres lois !"
Gaëtan GORCE, député-maire la Charité-sur-Loire (Nièvre)
"Une loi pour imposer des déclarations de situation"
"Je suis favorable aux déclarations de situation pour faire toute la transparence sur les ressources des élus, notamment ceux des exécutifs locaux, une loi étant nécessaire pour prévoir des sanctions. Une charte des droits et devoirs devrait clarifier toutes les zones grises et rappeler les règles juridiques qui s’appliquent au niveau local. Avec l’avis des associations d’élus et du Parlement, les chambres régionales des comptes et les juridictions administratives pourraient rappeler ce qui est du domaine de l’acceptable et ce qui ne l’est pas. Pour prévenir les conflits d’intérêt potentiels entre deux mandats publics, l’un national et l’autre local, il faudrait interdire tout cumul d’un mandat national, y compris de parlementaire, avec celui d’un exécutif local."
Charles de Courson, député-maire de Vanault-les-Dames (Marne) et président de la communauté de communes des Côtes-de-Champagne
"Cibler l’octroi d’avantages personnels"
"On ne peut avoir des définitions différentes des conflits d’intérêts selon qu’il s’agit d’un élu local ou national, d’un fonctionnaire territorial ou de l’Etat. La seule chose qui peut choquer est de tirer un avantage personnel de sa fonction, pour soi ou pour sa famille. Va-t-on condamner un maire devenu par la suite président d’une association d’intérêt général ?
Va-t-on me condamner parce qu’en tant que parlementaire je prends au Comité des finances locales des décisions qui peuvent avantager ma commune ? On ne peut supprimer tous les liens professionnels et personnels ! Il faut condamner ceux qui utilisent leurs fonctions pour un avantage personnel. Mais la proposition du vice-président du Conseil d’Etat d’interdire toute situation de conflits d’intérêt putatifs va trop loin."