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Le futur des trottinettes en libre-service s’écrit en pointillés, et cela doit beaucoup à Anne Hidalgo. Epilogue d’un rapport de forces de plus de six mois, la votation du 2 avril a d’ores et déjà permis aux contempteurs des micro-mobilités d’enregistrer des progrès notables. Après une première tentative de régulation peu fructueuse, l’Etat français et les opérateurs ont dû plier l'échine, cette fois-ci, face à la détermination de la mairie de Paris. Rien ne dit que la menace d'une interdiction d'exercer dans la capitale française sera exécutée, ni que les nouvelles règles du jeu seront à la hauteur du désordre provoqué par le développement anarchique de ces engins dans nos villes, mais cette négociation a déjà – aux yeux des élus – un petit air de victoire...
Sans même attendre les résultats du référendum « Pour ou contre les trottinettes électriques en libre-service », la mairie de Paris aurait-elle déjà gagné son combat ? Peu importe les résultats proclamés dimanche 2 avril au soir, Anne Hidalgo s’en sortira en effet par le haut. L’ex-candidate socialiste à l’élection présidentielle a contraint le gouvernement et les opérateurs de trottinettes partagées à se mouiller comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant… Le ministre délégué chargé des Transports a opportunément dévoilé, mercredi 29 mars soit à la veille de la votation parisienne, un « cadre national » réclamé de longue date par les collectivités locales.
Partisan d’un maintien encadré de ces engins, Clément Beaune a convenu que la régulation existante était « méconnue ou insuffisamment appliquée », avant de reconnaître une forme de « laxisme » des opérateurs privés. D’où, par exemple, sa décision de relever l’âge minimal d’utilisation de 12 à 14 ans. Toujours sur le plan de la sécurité routière, des campagnes de prévention sur le port du casque seront diffusées, tandis que le prix des amendes en cas d’infractions au Code de la Route bondira de 35 à 135 euros. Du point de vue des performances environnementales des trottinettes, cette fois-ci, les opérateurs s’engageront à allonger la durée de vie de leurs batteries et les recycler obligatoirement en France, etc. Autant de mesures politiques que l’ancien conseiller d’Emmanuel Macron rechignait à prendre jusqu'à maintenant, lui qui intime régulièrement Anne Hidalgo de « réguler » plutôt qu’interdire – une solution trop « simpliste » à ses yeux…
Processus au long-cours
Si elle envisage aujourd’hui très sérieusement l’éviction des trottinettes en accès libre de l’espace public, la maire de Paris s’est pourtant déjà affirmée comme l’un des principaux fers de lance de la régulation des nouvelles mobilités. Un petit retour en arrière s’impose pour comprendre le cheminement intellectuel des élus : alors que des opérateurs de vélo en free-floatting concurrençaient férocement son système de vélos en libre-service depuis 2017, au point de fragiliser le modèle économique du « Vélib », plus d’une dizaine de start-ups de location de trottinettes en free-floatting avaient investi, à leur tour, les rues de la capitale l’année suivante, sans prévenir et encore moins demander l’accord de l’autorité municipale. Confrontée à la démultiplication de l’offre de services de micromobilités venant s’ajouter au nombre croissant de particuliers équipés de leurs propres moyens de locomotion, Anne Hidalgo et son équipe avaient encaissé le coup, impuissante.
Pis ! L’engouement d’une partie des Franciliens et des touristes pour ces alternatives à la marche ou aux transports collectifs se renforça avec le développement des aménagements cyclables. Et se traduisit, assez rapidement les mois suivants, par une nouvelle dégradation de l'espace public parisien. Circulation à toute vitesse sur les trottoirs, encombrement de la voirie déjà congestionnée, faible report modal, hausse des accidents parfois mortels, stationnement anarchique… La ville profita de cette cacophonie ainsi que des doutes croissant sur le bilan carbone des trottinettes, pour faire valoir ses vues et serrer la vis une première fois.
Bras de fer public-privé
Après une première menace d’interdiction non suivie d’effet, elle s’empara très vite de la boîte à outils mise à disposition par la novuelle loi d’orientation des mobilités (LOM) et organisa un Appel à manifestation d’intérêts (AMI). Parmi la profusion de prestataires de trottinettes en libre-accès opérant dans la capitale, seules trois sociétés étrangères – Dott, Lime et Tier, donc – se sont vues décerner, à l’automne 2020, des « titres d’occupation du domaine public. » En échange de ces licences ? Une redevance de près d’un million d’euros par an pour la mairie et, surtout, l’obligation pour le privé de dialoguer pour espérer voir leurs précieux sésames être renouvelés. En outre, la vitesse de leurs engins fût limitée à 20 km/h et même abaissée à 10 km/h dans certaines zones denses, tandis que 2500 emplacements furent dessinés sur le macadam pour éviter le stationnement gênant sur les places et trottoirs parisiens.
Mais voilà, ce durcissement du cadre règlementaire parisien a vécu ! Les dérives et incivilités à trottinettes n’ont diminué qu’à la marge au cours des derniers mois ; les reportages sur le recours des opérateurs à des « travailleurs indépendants » précaires pour leurs tâches opérationnelles se sont multipliés ! Et, aux dires des élus de la capitale eux-mêmes, les externalités négatives générées par cette offre de micromobilités apparaissent aujourd’hui plus importantes que les avantages qu’elle procure. Le modèle des trottinettes partagées dysfonctionnerait de façon bien trop excessive, pour que les pouvoirs locaux puissent encadrer efficacement leur expansion, concluent-ils à l'issue de cette première tentative de régulation peu fructueuse.
L’adjoint d’Anne Hidalgo aux mobilités et à la transformation de l’espace public a donc engagé, fin septembre, un nouveau rapport de forces. S’inspirant de Barcelone, Montréal ou Toulouse où les trottinettes en free-floatting ont été purement et simplement interdites, David Belliard a menacés les opérateurs – six mois avant l’expiration de leurs licences – de ne pas renouveler leurs autorisations. En ne faisant pas mystère de son souhait de débarrasser la capitale de cette offre abondante, tant l'encadrement de leur prolifération n'avait pas été synonyme jusque-là de canalisation des problèmes. Dans sa grande mansuétude, l’élu écologiste les invita néanmoins à lui transmettre des « éléments statistiques » et « propositions d’innovation ». Au cas où l'exécutif changerait d'avis…
Âpres négociations et attaques en règle
Les trois opérateurs, qui gèrent à eux trois une flotte d’environ 15 000 trottinettes à Paris, ont d’abord tentés de riposter en se payant un sondage flatteur dans la presse régionale. Puis ont remis une note avec une série de chiffres auto-produits par leurs soins, contredisant le « tableau noir » dressé par les régulateurs municipaux. Alors que la date d’expiration de leur marché parisien – laboratoire des micromobilités à l'échelle internationale et l’une de leurs principales vitrines européennes – se rapprochait dangereusement, et que la mairie demeurait inflexible, les opérateurs privés abandonnèrent rapidement leur ligne de défense initiale. Leurs lobbyistes convoquèrent la presse, fin novembre 2022, pour dévoiler en grande pompe onze mesures d’amélioration de leurs services modifiant en partie les règles du jeu. Parmi elles : la possibilité de limiter automatiquement la vitesse sur les trottoirs, la régulation du stationnement par des patrouilleurs privés, la systématisation du contrôle de l’âge ou bien encore la pose d’une plaque d’immatriculation censée faciliter les verbalisations…
Si Les Echos soulignaient alors le rôle de « catalyseur d’innovations » joué par la mairie de Paris, celle-ci continuait à se murer dans le silence. Dos au mur, les opérateurs entrèrent progressivement dans l’arène politique. Tantôt en alertant sur le manque d’accessibilité des principaux sites des JO 2024, là en comparant avec les négociations constructives qu'ils menaient en parallèle à Lisbonne, Londres, Madrid, Rome ou Stockholm, ou bien encore en présentant la trottinette comme une « alternative » à la voiture contribuant à l’objectif municipal de réduction des flux automobiles.
Derrière les trottinettes, l’« ubérisation » sous pression
Guère convaincue sur le fond et las de ces contre-attaques à répétition, le cabinet d’Anne Hidalgo acta malicieusement la rupture du dialogue en fin d’année, à travers une fuite dans L’Informé. Avant d’annoncer, donc, de manière moins stérile, l’organisation d’une votation « pour ou contre les trottinettes en libre-service à Paris » – dans les urnes néanmoins, au grand dam des opérateurs d’offres de micromobilités (lire encadré ci-dessous). Si le service de trottinettes électriques en free-floatting venait à être plébiscité par la population parisienne ce 2 avril et maintenu au-delà de la date d’expiration du marché rallongé finalement jusqu'à septembre 2023, ce serait plus que jamais aux conditions – durabilité, nombre d’engins, stationnement, vitesse – de la mairie de Paris. Par leurs coups de pressions et cures médiatiques répétées, les élus sont parvenus à rééquilibrer le dialogue avec Dott, Lime ou Tier. Et pas qu'un petit peu. En prenant soudainement l'ascendant.
Au-delà des seules trottinettes d'ailleurs, Paris mène une bataille plus large, depuis plusieurs années maintenant, contre différents hérauts de l’économie numérique accusés de s’affranchir de leurs responsabilités et désorganiser les centralités urbaines. Pas aidée par le gouvernement, la capitale française a d’abord ouvert un premier front contre la plateforme de location de meublés « Airbnb », avant d’élargir son combat aux dark-kitchens et dark-stores type « Flink » ou « Getir », au printemps 2022 (ndlr, elle vient d’obtenir gain de cause). Et donc, aujourd’hui, aux opérateurs de free-floatting… Signe de la détermination du politique à reprendre en main les « innovations » numériques proposées par ces diverses applications et plateformes, aux conséquences concrètes et matérielles loin d’être anodines, sur le terrain, pour les gestionnaires des politiques locales du commerce, du logement ou des mobilités que sont les élus.
L'Etat et les opérateurs résolument « Contre » une votation aux mains de l’exécutif municipal
« Cette votation laisse peu de mystère sur son issue » a critiqué le ministre des Transports, mercredi 29 mars, dans 20 Minutes, regrettant l’absence d’information et le faible nombre de bureaux de votes ouverts – un par arrondissement. Lui-même député de Paris et régulièrement annoncé comme candidat Renaissance lors des municipales 2026, Clément Beaune avait déjà déploré, un mois plus tôt dans Le Journal du Dimanche, que « la mairie de Paris organise un référendum sans campagne et sans que les opinions contradictoires puissent s’exprimer. » Il n’est pas le seul, au demeurant, à faire entendre cette petite musique…
S’ils ont salué l’idée de s’en remettre à une votation citoyenne pour trancher leur différend avec la mairie, Dott, Lime et Tier s’étaient rapidement émus, eux aussi, des modalités de participation, à même de fausser selon eux la sincérité du scrutin. Taisant leurs propres méthodes déloyales – telles que la rémunération d’influenceurs sur Tik Tok –, ils accusent la mairie de Paris d’« instrumentalisation grossière »… La date limite d’inscription sur les listes électorales, l’étroitesse du corps électoral restreint aux habitants de Paris intra-muros, l’exclusion du vote électronique, ainsi que l’impossibilité d’établir une procuration ou l’ouverture d’une poignée de bureaux de votes seulement (voir règlement et annexe) leur restent en travers de la gorge.
Un exercice de démocratie participative... vicié ?
« La votation prévoit donc d’exclure consciemment les personnes à mobilité réduite, en surpoids ou malades, ainsi que les jeunes qui, on le sait, participent peu aux scrutins et sont les premiers à bouder les urnes » interprètent en exagérant à peine les lobbyistes des trois opérateurs parisiens, dans un communiqué commun. Pointant à raison l’autorisation du vote électronique ou de la procuration pour le budget participatif de la ville, tout en taisant leur intérêt électoraliste à doper la participation des jeunes et des citoyens des quartiers populaires extérieurs au périmètre communal – principaux utilisateurs de ces trottinettes –, ils n’ont pas hésité à attaquer de nouveau l’exécutif sur l’un de ses mantras : « les modalités inégalitaires de ce référendum montrent qu’il s’agit d’une opportunité manquée de faire vivre correctement la démocratie participative, et que celle-ci ne s’improvise pas. »