LaFranceDemain
Fondatrice de l'Institut Français de Géopolitique (IFG), Béatrice Giblin s'intéresse aux enjeux contemporains internationaux... mais aussi plus particulièrement à leurs conséquences locales. Inégalités socio-territoriales, logement, mobilités, urbanisme, développement économique, etc : la directrice de la revue « Hérodote », dont le dernier numéro porte sur l'avenir de la France, reste persuadée que de nombreux élus font ainsi de la géopolitique locale... sans le savoir.
Ces vingt dernières années, le monde a connu des changements aussi intenses que rapides et vécu de multiples crises : économique, climatique, migratoire, etc. Sans oublier la diffusion du terrorisme à l’échelle planétaire. Ces bouleversements affectent principalement les Etats-nations... Mais les dirigeants du G20 ne sont pas les seuls concernés par ces enjeux nouveaux, les élus locaux aussi !
Les métropoles et villes occidentales sont elles aussi théâtres à leur petite échelle de conflits territoriaux, socioculturels, électoraux ou d’aménagement. A rebours d'un certain nombre de géographes ou d'universitaires comme des principales associations d'élus, l’initiatrice du concept de géopolitique locale, Béatrice Giblin, ne voit de salut ni dans un surplus de décentralisation et encore moins dans une priorité nouvelle donnée aux ruralités…
Pourquoi les élus devraient-ils s’intéresser à la géopolitique ?
Les élus en responsabilité se doivent de comprendre ce qui se passe dans le monde, ne serait-ce que pour mieux anticiper ses évolutions au niveau local. Jusqu’aux attentats de Saint-Etienne-du-Rouvray et de Trèbes, la plupart des maires imaginaient que les attentats islamistes ne pouvaient pas se produire dans de petites villes apparemment tranquilles, où les citoyens de confession musulmane ne sont pas aussi nombreux que dans les grandes agglomérations.
Or, derrière la radicalisation religieuse, et sans que cela n’excuse en rien ces atrocités, des facteurs explicatifs se trouvent dans les difficultés familiales, l’échec scolaire et professionnel, les fragilités psychologiques, la frustration de jeunes Français issus de l’immigration, l’habitat dégradé, la ségrégation de certains quartiers, etc.
Comprendre ce contexte est important mais, très concrètement, que peuvent faire les élus face à la radicalisation islamiste ?
La comprendre permet déjà d’éviter de renvoyer systématiquement la responsabilité sur l’Etat ou l’Union européenne ! A Trèbes, un contrôle social et religieux avait fini par s’exercer sur les familles précaires concentrées dans une cité séparée du centre-ville… et dans un bassin de vie où le vote pour l’extrême-droite est bien présent. Malgré tous les beaux discours sur le vivre-ensemble, la réalité est bien plus complexe sur le terrain.
Les islamistes et les adhérents du Rassemblement national – qui partagent le même objectif de fracturer l’unité nationale – se font la courte échelle. Les maires ne doivent donner de prises ni aux uns ni aux autres, c’est-à-dire assumer le fait d’investir dans ces quartiers aux équipements et écoles souvent délabrés, mais en cessant de s'appuyer sur les « grands frères » pour acheter la paix sociale. Bâtir et mener des politiques du logement ou des mobilités au niveau intercommunal pour casser les « ghettos » compliquerait également le travail des salafistes, qui, avec une population plus diversifiée, ne pourraient plus imposer aussi facilement leur mainmise sur un quartier. Par ricochet, cela pourrait affaiblir quelques arguments de l’extrême-droite.
Outre le terrorisme, quels sont les autres ressorts de ce nouveau nationalisme qui gangrène un certain nombre de territoires ?
La résurgence de l’extrême-droite tient évidemment à de nombreux autres facteurs : difficultés et inégalités économiques comme sociales, problèmes de sécurité du quotidien, fractures territoriales… et, bien sûr, immigration. Les flux de réfugiés en Europe età fortiori en France n’ont certes plus rien d’exceptionnel ni d'alarmant aujourd’hui, leur concentration récente dans le Calaisis a profondément marqué les imaginaires du fait des nombreux reportages diffusés à la télévision. Et les opinions : après un « effet Sangate » lors de la première crise migratoire de 1999, nous avons constaté un « effet Calais » avec une poussée récente du vote FN dans les communes situées le long des autoroutes A16 et A26.
L’Etat, les élus régionaux et locaux doivent coopérer pour mieux répartir les réfugiés sur l’ensemble du pays. Pourquoi n’imitons-nous pas l’Allemagne qui répartit les flux en fonction de critères établis sur le développement économique et démographique de chaque land ? Intégrer 60 000 réfugiés politiques dans un pays de 65 millions d’habitants n’a assurément rien d’insurmontable. Au contraire, certains territoires en recul démographique auraient besoin de jeunes actifs, courageux.
Mais les villages périurbains ou ruraux disposent-ils encore de suffisamment de services publics pour intégrer les réfugiés, dont les besoins sociaux sont réputés plus importants ?
Il existe bel et bien une inégalité selon les territoires, mais - rapportées à leur démographie - ce ne sont franchement pas ces zones qui sont les plus maltraitées. Croyez-moi, ou allez voir la situation de la Seine-Saint-Denis…
Le service public a un coût et ne peut pas être uniforme sur tous les territoires quel que soit le nombre d’habitants. Les besoins se situent désormais, massivement dans l’urbain. C’est un fait. Ce n’est pas en cessant d’équiper les métropoles que la situation du monde périurbain ou rural s’améliorera.
[caption id="attachment_72010" align="alignleft" width="242"] Béatrice Giblin, géopolitologue, auteure de « Le Paradoxe français »[/caption]
Comment les élus des territoires en crise peuvent-ils rompre avec cette représentation d’un avenir incertain voire menaçant ?
Ils pourraient commencer par aller chercher des idées là où cela fonctionne, par exemple dans le Choletais ou le Nord de la Vendée en ce qui concerne les territoires moins denses, moins bien desservis. La population ouvrière y vit globalement bien, parce que le patronat local a continué à investir sur le territoire malgré plusieurs crises industrielles. Un peu comme en Allemagne qui a la chance de disposer d’un patronat familial très attaché à sa responsabilité sociale et territoriale.
Les maires doivent aussi comprendre, en parallèle, que le développement économique ne se résume pas à la création d’une zone d’activité économique ou commerciale. Est-il judicieux de déplacer le collège, le lycée ou l’hôpital en périphérie, d’y favoriser l’implantation des centres commerciaux des familles Leclerc ou Mulliez (Auchan, Leroy-Merlin, Decathlon etc) qui asphyxient les commerces locaux ? Les élus n’ont-ils pas aussi une responsabilité dans la désertification de leurs centres-bourgs quand ils créent des lotissements pavillonnaires en périphérie ?
Sauf que dans certains territoires, élus et patrons semblent résignés faute d’argent, d’idées ou des deux à la fois…
Si les élus ont des responsabilités, ils ne sont bien sûr pas les seuls dépositaires de l’intelligence locale. La désindustrialisation de la France ne résulte pas seulement de la concurrence mondiale, comme le prouve le succès de l’industrie allemande. Le patronat répète que la France manque d’entreprises de taille moyenne, mais c’est pour partie le résultat d’un faible investissement des chefs d'entreprise dans l’outil de production, dans la recherche, dans la formation. Ce fut le cas dans le textile du Nord-Pas-de-Calais, où les « grandes familles » de la région (Prouvost, Arnault) ont choisi d’investir dans d’autres secteurs comme la presse ou l'art.
Idem en Bretagne : le patronat local de l’agro-alimentaire a construit son développement industriel sur les bas salaires d’une main d’œuvre sans formation et d’intérimaires, et ce en utilisant les subventions européennes (des dizaines de millions d’euros) pour faire croître leurs activités sans jamais envisager l’avenir du secteur, sans investir dans la recherche ni réfléchir à l’articulation entre recherche et industrie. La fin des subventions pourtant annoncées pendant de longues années, a eu des conséquences catastrophiques pour les salariés. Pour se défausser de leurs responsabilités les patrons accusent « l’hypercentralisme, le labyrinthe des réglementations, l’avalanche insupportable de taxes, d’impôts, de charges, de contraintes » et en appellent à plus d’autonomie régionale, comme lors de l’épisode des bonnets rouges…
Comment résonne à vos oreilles « l’appel de Marseille » émanant des trois principales associations d’élus (AMF, ADF, ARF) : la France a-t-elle besoin d'un sursaut de décentralisation ?
Je ne crois pas que ce soit le combat prioritaire à mener... et je ne crois pas, d’ailleurs, que beaucoup d’élus y soient prêts. Car obtenir réellement plus d’autonomie reviendrait à ne plus pouvoir accuser l’Etat de toutes leurs difficultés... Quel élu local souhaiterait réellement gérer sans aide de l’Etat l'éducation, la police comme dans les Länders allemands, avec les responsabilités que cela implique ? Et les citoyens accepteraient-ils l'ordre de polices locales – si oui, à quelle échelle ? - ou des diplômes valables uniquement dans leurs régions d'obtention ? Je ne le crois pas. En France c’est l'Etat qui a construit la nation, l’histoire ne s’efface pas comme cela. La France n’est pas un Etat fédéral et restera encore longtemps centralisée.
robert - 11/12/2018 00h:02
Excellente interview et excellent texte .A faire lire a beaucoup d'elus et pas seulement de communes mais aussi aux elus regionaux et nationaux.
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