Décembre 2012 : ce village de l'Aude est censé échapper à l’apocalypse prédite par le calendrier maya. Depuis plusieurs années, la mairie anticipe d’éventuels débordements sectaires.
«Le plus dur est de gérer le risque médiatique et le buzz sur Internet, impossibles à maîtriser." Depuis décembre 2010, le maire de Bugarach est agacé. Il suffit qu’une prophétie de fin du monde circule sur la Toile, faisant de son village isolé le seul qu’épargnera l’apocalypse prochaine, pour que la planète médiatique — de CNN à la télévision russe — déferle chez lui. Le maire doit gérer ce débordement mais aussi anticiper les risques qu’une telle annonce fait courir au village.
"Depuis cinq ans déjà, nous avons eu ici la marche du silence, la journée de la paix, des demandes de gens bizarres qui viennent donner des conférences ou des enseignements plus ou moins fumeux", reconnaît-il. Maire depuis trente-cinq ans, il se remémore activités et stages d’endoctrinement et n’oublie pas les suites tragiques de certains discours apocalyptiques*. Depuis début 2011, les réservations affluent pour décembre 2012. Avec son potentiel d’à peine 100 lits, la commune est dépassée.
Prospection inhabituelle
L’élu n’a pas attendu pour alerter les autorités concernées sur les mouvements insolites déjà repérés. Il remarque que "’école de la sagesse (ou de l’illumination) de Ramtha" incite ses membres à "se préparer à la date fatidique (…) en entreprenant la construction de galeries souterraines et de bunkers"… Il observe "a prospection plutôt inhabituelle de maisons et de terrains agricoles" qui "fait tripler les prix". Et procède au délogement de quelques yourtes installées sans autorisation sur le domaine public.
L’étonnant Pic de Bugarach qui domine le village, site apprécié des randonneurs, est lui-même l’objet de légendes, d’actes de dévotion voire de théories ufologiques anciennes qui font de cette "montagne inversée" une base extraterrestre. Le maire est certes attaché à la liberté de penser et de culte. Et il apprécie la médiatisation de sa commune. Mais il veut protéger l’image du village tout autant que l’ordre public. Avec une marge de manœuvre, de fait, assez mince.
* Par exemple, les suicides collectifs dans l’Ordre du temple solaire, en 1994 et 1995, au Canada, en Suisse et dans le Vercors
Jean-Pierre Delord, maire de Bugarach :
"Canaliser l’information"
1 - Maîtriser les rumeurs
"Nous avons appris par la presse que Bugarach échapperait à l’apocalypse le 21 décembre 2012. Certains médias ne sont jamais venus ici et ont évoqué la présence de 10 000 personnes sur la commune. Or, pour l’instant les mouvements sont très peu visibles. Il a fallu vite remettre les choses à leur place. Mais ne plus répondre aux demandes d’interviews peut s’avérer dangereux car l’information enfle alors à partir de rumeurs reprises sur Internet. L’équipe municipale était partagée sur le fait de parler ou non aux médias. J’ai proposé de canaliser l’information en répondant moi-même aux questions.
2 - Impliquer très tôt les autorités
Bien que n’ayant que des soupçons pour l’instant sur les mouvements sectaires déjà présents, ou à venir, sur la commune et dans le "triangle mystique" alentour, nous avons interpellé les services de l’Etat afin qu’ils prennent acte de ce qui était écrit dans les médias et assurent la surveillance du phénomène. La Miviludes mène l’enquête sur le terrain, de même que la gendarmerie et les renseignements généraux. Avec une telle publicité, nous sommes persuadés que les associations sectaires iront d’elles-mêmes s’installer ailleurs.
3 - Anticiper avec discernement
Il est difficile d’identifier l’appartenance de personnes ou associations s’installant dans le village ou demandant, parfois sous pseudonyme, un lieu pour une conférence dont on ne sait si elle a vocation d’endoctriner. Comme maire, je peux être condamné pour discrimination par un tribunal administratif si je refuse une salle a priori. Mais je peux étudier l’origine des demandes en m’appuyant sur la Miviludes, et filtrer la location de la salle polyvalente en arguant de sa capacité (100 places) ou de son indisponibilité, par exemple. En outre, notre POS interdit le stationnement de caravanes et habitats mobiles sur la commune."
Les acteurs
- La Miviludes
Créée en 2002, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) observe et analyse le phénomène sectaire. Souvent sollicitée par les élus, elle intervient auprès d’eux pour les informer, les sensibiliser.
Elle liste dans son rapport 2010 le village de Bugarach comme point de rassemblement d’adeptes du New Age, notamment, persuadés que cette commune sera épargnée au moment de l’Apocalypse.
"Il est nécessaire de connaître le phénomène sectaire et apocalyptique, c’est pourquoi nous formons aussi les services de l’Etat et les associations", explique Georges Fenech, président de la Miviludes (remplacé par Serge Blisko en août 2012). La mission est en contact régulier avec les élus communaux, par le biais d’association de maires, et entretient des partenariats avec des municipalités, comme la ville de Paris.
- La préfecture
La préfecture possède une cellule de veille sectaire pour prévenir et lutter contre les dérives sectaires.
Le directeur de cabinet, référent en matière de religions, de laïcité et de sectes, agit avec le sous-préfet d’arrondissement.
"Nous surveillons des individus isolés autour desquels existe un potentiel de rassemblement, mais aussi les tipis, les yourtes et les stages mercantiles de plus en plus nombreux ici autour de l’ésotérisme, du New Age, etc.", précise Anne-Marie Charvet, préfet de l’Aude. La préfecture a mis en place des réunions pour sensibiliser les élus sur ce qui relève de leur pouvoir, sur les points qui réclament leur vigilance et les protocoles à suivre… Elle peut les assister pour l’instruction de dossiers, propose son service juridique pour aider à formuler une lettre de refus (location de salle, délivrance de permis…). "Soulagés de savoir qu’ils ont un relais, ils se sentent moins seuls face à ce type d’angoisse."
- La gendarmerie
La gendarmerie surveille, notamment, les allées et venues de véhicules voire de piétons circulant dans le massif. Elle survole en hélicoptère la région - escarpée - pour repérer les installations précaires susceptibles d’abriter des personnes relais de sectes, ou leurs gourous… Au niveau national, des enquêteurs spécialisés exercent - dans le cadre de la sécurité du territoire - une veille informatique afin de repérer les rendez-vous et les mots d’ordre de rassemblement, et de pouvoir intervenir en amont.
Les outils
- Loi de 1905
Elle pose le principe de la neutralité de l’Etat devant la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ces libertés individuelles ne doivent pas porter atteinte aux droits et libertés publiques. L’intervention de l’Etat est légitime s’il s’agit de préserver la liberté et la dignité des victimes de dérives sectaires. Des sanctions pénales répriment les pressions exercées en vue d’amener quiconque à fréquenter un culte ou à s’en abstenir (art. 31 de la loi de 1905).
- Caractériser la dérive sectaire
Les sectes n’ont pas de définition juridique. La Commission d’enquête parlementaire sur les sectes en France a retenu des critères permettant d’appréhender la dérive sectaire. La loi du 12 juin 2001 punit les abus caractérisés de trois ans de prison et 375 000 euros d’amende et de cinq ans de prison et 700 000 euros d’amende si le dirigeant du groupe est incriminé.
- Un guide des élus
La Miviludes a publié "Les collectivités face aux dérives sectaires" pour aider les élus à comprendre les mécanismes d’emprise sectaire, connaître leurs devoirs et les outils dont ils disposent, le maire détenant un pouvoir de police administrative pour prévenir les atteintes à la tranquillité, la salubrité et la sécurité publiques.
Myriem Lahidely
Article publié dans "le Courrier des maires" d'octobre 2011