Séverine Bellina, consultante indépendante, spécialiste de la gouvernance publique
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De Toulouse à Nantes en passant par Montpellier ou Strasbourg, plusieurs groupes d’habitants s’organisent pour peser lors des municipales 2020. Une pression citoyenne inédite, mobilisant autour des « communs » et du « municipalisme », qui pourrait bien pousser les maires à changer de posture, selon Séverine Bellina, consultante indépendante, spécialiste de la gouvernance publique
Etes-vous surprise de cette vague de « listes citoyennes » en préparation pour les municipales 2020 ?
Séverine Bellina : Le regain de mobilisations citoyennes n’est pas propre au niveau municipal français. Songez aux gilets jaunes qui bousculent l’agenda politique national, aux occupations des places publiques ou aux marches pour le climat qui émergent dans le monde entier.
Ensuite, cette dynamique visant à remettre l’humain au centre du jeu politique et économique n’est pas nouvelle : souvenez-vous d’Hubert Dubedout à Grenoble dans les années 1970…
Les tensions autour du chômage, de la fermeture des services publics ou de l’adaptation au changement climatique sont telles que ces problèmes politiques majeurs se matérialisent concrètement dans certains territoires. Dans la tête des animateurs des listes citoyennes, l’échelon local offre des leviers efficaces pour améliorer la vie quotidienne des habitants.
Traduisent-ils une défiance vis-à-vis du personnel politique local ?
Oui, la plupart assument une tendance « dégagiste » face aux « notables locaux ». Ils ne sont plus d’accord avec le modèle de développement actuel qui freine selon eux une nécessaire transition écologique et sociale ni avec l’exercice vertical du pouvoir encore pratiqué par la grande majorité des titulaires de mandats politiques locaux. Les candidats-citoyens n’ont plus besoin de conceptualisation idéologique. Si l’élite politique n’adopte pas rapidement des modes de faire associant davantage les citoyens et les agents, ces mouvements sont prêts à le faire à leur place.
Comment réagissent les maires en place ?
La défiance fonctionne dans les deux sens. Disposant directement d’une rente de situation dans le système actuel, la plupart des décideurs préfèrent ignorer ces mouvements et leur démarche. Ils ne semblent pas prêts à changer de posture. Un certain nombre de maires ne parviennent sincèrement pas à dépasser leur peur et à s’ouvrir à leurs citoyens.
Mais le peuvent-ils vraiment ?
Beaucoup ont fini par se faire piéger à force de se considérer comme des messies omniscients dont la mission consisterait à instruire leur population. Soumis à des injonctions contradictoires, ils ne peuvent plus répondre aux contribuables las de voir les impôts locaux augmenter, et, en même temps, aux différentes requêtes des citoyens consuméristes. Les alertes sur la possible « crise des vocations » montrent l’impossibilité de continuer à exercer son mandat de maire comme hier.
Qu’est-ce que les maires auraient à gagner à plus de participation, d’horizontalité ?
Enormément de choses. Regardez et écoutez Jean-François Caron à Loos-en-Gohelle, Jo Spiegel à Kingersheim (1), Damien Carême à Grande-Synthe, Eric Piolle à Grenoble ou bien encore l’exécutif de Saillans. Dès que les maires ne se comportent plus en gestionnaires de la cité, ils ne se perdent plus dans les dossiers techniques et repolitisent l’action publique locale avec les habitants et les agents. Tous disent être sortis renforcés depuis cette mutation. Cela redonne du sens politique à la fonction de maire.
En quoi ce changement de mode de gouvernance modifie-t-il l’action publique locale ?
Il dessine un nouveau paradigme démocratique. Une fois descendus de leur piédestal, les élus ne tirent plus leur légitimité de leurs statuts de notable vis-à-vis des citoyens ni de leur supériorité hiérarchique sur les agents, mais au contraire de leur rôle de garant d’une démocratie vivante entre deux élections. Sentant plus de confiance, les habitants mouillent leur chemise et s’impliquent véritablement dans les dispositifs participatifs. Cette intelligence collective aide les élus et les fonctionnaires à repérer les angles morts des politiques publiques, et les adapter aux besoins concrets des habitants. Les politiques municipales sont moins remises en cause, dans la mesure où ce sont celles de la collectivité et non plus du maire. Se sentant plus utiles, les agents techniques et administratifs disent retrouver un certain épanouissement professionnel au service de l’intérêt général. Les a priori des citoyens-consuméristes sur ces « gestionnaires fainéants » se dissipent.
N’idéalisez-vous pas quelque peu ces mouvements citoyens ?
Je ne crois pas, mais vous avez raison : il ne faut pas fantasmer la montée en puissance des mouvements citoyens ni les difficultés. Je regrette leur tendance populiste à parler « au nom du peuple », quand bien même la demande de transparence ne se traduit pas forcément en participation continue de tous les habitants, ainsi que le manque d’association des corps intermédiaires, des syndicats ou des associations.
Quelles autres limites ces maires-citoyens devront-ils affronter s’ils sont élus ?
Rapidement, ils se frotteront aux intercos dont ils sont membres. Ils buteront inévitablement sur des limites juridiques, politiques ou financières. Mais, dès lors que ces mouvements ne s’isolent ni ne se referment sur eux-mêmes, il ne faut pas craindre ces rapports de force. Ce sont les frottements entre ces nouvelles régulations inventées par ces expérimentations démocratiques et les règles traditionnelles de l’Etat de droit qui font bouger les lignes. Lorsque le préfet dépose des recours contre les outils participatifs de la mairie de Grenoble (2), c’est déjà une première forme de reconnaissance. Si plusieurs municipalités les adoptent en même temps que leurs intercos, demain, cela retravaillera inévitablement le droit.