« Aux élus de décortiquer chaque euro circulant sur leur territoire »

Hugo Soutra

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« Aux élus de décortiquer chaque euro circulant sur leur territoire »

Portrait de Boris Chabanel, gŽographe, cabinet Utopies, Travaille sur les Economies locales durables

© J.Rambaud/Alpaca/Andia

Et si les collectivités faisaient pivoter leurs politiques de développement à l’occasion de la crise sanitaire, économique et sociale ? C’est la suggestion du géographe Boris Chabanel, consultant en économie territoriale pour le cabinet Utopies. Il conseille aux élus de bien s’assurer que l’investissement public produise les effets escomptés sur le territoire, et orienter l’effort de relocalisation des activités économiques dans une optique d'autonomie et résilience à long-terme de leurs territoires. Objectif de ce changement de paradigme : faire émerger un développement économique local durable.

Désormais installés et connaissant les principaux axes de « France Relance », dans quel sens les maires et présidents d’intercommunalités doivent-ils orienter, localement, la relance économique ? 

Boris Chabanel : Il faut veiller à ce que le « retour à la normale » prôné par certains lobbys ne marque pas un retour en arrière ! Vu le poids des entreprises du bâtiment et des travaux publics dans l’économie de certains territoires, tant en termes de richesses produites que d’emplois, il est naturel que certains élus songent à investir en priorité dans le BTP. Mais s’ils comptent relancer l’économie locale ainsi, que les donneurs d’ordres prennent soin de qualifier leurs projets en amont et d’intégrer des critères plus vertueux dans leurs appels d’offres, afin de développer enfin cette économie circulaire dont on parle, en vain, depuis des années ! Les collectivités ne doivent plus jouer aux investisseurs passifs et appliquer les recettes traditionnelles de soutien aux entreprises de BTP.

Les élus auront-ils seulement le temps d’hausser leurs niveaux d’exigences ? Le temps presse, et les premiers plans sociaux s’ajoutent aux projections économiques et sociales les plus sombres… 

Que les maires aient envie de taper fort à l’heure de la reprise, c’est logique et souhaitable, mais ils ne doivent pas le faire à n’importe quel prix. En matière de bâtiment, les élus peuvent typiquement optimiser l’usage de leur parc bâti, par exemple, ou rénover l’existant plutôt que construire du neuf. Ils pourraient favoriser pour cela les entreprises embauchant des personnes du cru, mais les inciter en échange à valoriser les savoir-faire locaux et utiliser des matériaux provenant du territoire plutôt qu’en importer, ou bien encore à réduire leurs déchets. Ces méthodes de travail sont plus complexes, prennent plus de temps et coûtent plus cher, mais elles sont aussi davantage en phase avec les enjeux de transition écologique. Aux collectivités d’assumer leurs rôles de cheffes d’orchestre du territoire, et d’accompagner les filières locales à se structurer. Il appartient aux élus de maximiser l’impact territorial, social et environnemental de l’investissement public.

Mais les vice-présidents et autres adjoints en charge du développement économique n’ont-ils pas déjà le souci d’aider l’économie locale ?  

En France, les politiques locales de développement économique demeurent tournées – encore aujourd’hui – vers l’attractivité et la compétitivité. La priorité des collectivités consiste à attirer les investisseurs, les cadres supérieurs, les touristes, la richesse, à faire entrer leurs euros dans le territoire ainsi qu’à aider les entreprises locales à exporter leurs production ailleurs en France ou vers l’étranger. Pourquoi les services et les élus n’accordent-ils pas autant d’importance à capter les richesses qu’à les faire circuler au sein du territoire ? Je ne sais pas, sincèrement. L’effet multiplicateur local, tout comme l’empreinte environnementale des importations d’ailleurs, restent en tout cas deux angles morts des politiques de développement économique.

Avec le cabinet Utopies, nous recommandons aux élus de décortiquer dans le détail la composition de chaque euro entrant et circulant dans leurs territoires, de calculer son empreinte carbone ainsi que le potentiel de création d’emplois locaux de toute cette richesse. L’hyper-dépendance de Toulouse ou d’autres grandes villes à la production extérieure de biens manufacturés pèse très lourd sur la balance commerciale française, aujourd’hui, tant en termes d’euros que d’emplois et d’impact environnemental. Ça interroge sur la capacité des territoires à fabriquer ce qu’ils consomment. La crise économique et sanitaire a donné un coup de projecteur sur l’enjeu des relocalisations, et c’est tant mieux, mais cette approche du développement économique n’est pas encore devenue la norme, pour autant.

Sans nier le besoin de relocalisations économiques, les territoires productifs français sont-ils suffisamment compétitifs face aux pays accueillant des méga-usines mondialisées ? 

Nous ne disons pas que la France concurrencera la Chine ou tout autre pays d’Asie du Sud-Est, demain. La relocalisation des activités économiques à laquelle on songe, c’est ni plus ni moins que répondre aux besoins de la demande locale comme régionale, par des activités « new-look » fabriquées en proximité, qui créent de l’emploi local, utilise les savoir-faire et ressources du territoire, etc.

Dans le Val-de-Drôme, par exemple, la demande s’élève à près de 3 milliards d’euros sans qu’on ne fasse grand-chose de ce gisement à haut-potentiel. En effet, 64% de la demande locale s’évade aujourd’hui du territoire via des importations provenant du reste de la France ou de pays étrangers. Répondre à ne serait-ce que 10% de ces besoins en relocalisant quelques activités-clés réinjecterait 170 millions d’euros dans l’économie locale et permettrait de créer environ 1000 emplois.

Par quels biais les élus locaux doivent-ils s’y prendre : s’agit-il uniquement d’une question de volontarisme politique ou reste-t-il objectivement encore des freins à lever ? 

En tant qu’animateurs du champ économique local, les élus et agences de développement économique devraient déjà commencer par arrêter de lorgner vers l’extérieur, et d’abord densifier les échanges internes. A eux de favoriser la rencontre entre l'offre et la demande sur leurs territoires, révéler des opportunités et provoquer des échanges n’ayant pas lieu actuellement – entre les entreprises locales elles-mêmes, le public et le privé mais aussi avec les consommateurs.

S’ils se connaissaient mieux, ce que peut permettre la collectivité, les chefs d’entreprises d’un même bassin d’emploi pourraient se compléter utilement voire s’allier pour remporter certains marchés. Les élus pourraient aussi présenter aux entreprises leurs besoins d’achats et les priorités d’investissements des collectivités, avant d’intégrer les atouts du tissu entrepreneurial local dans les critères de la commande publique. Enfin, ils pourraient également mettre en relation les PME avec les consommateurs locaux via des plateformes numériques. Pourquoi ne pas investir, également, dans des réserves foncières à attribuer prioritairement aux entreprises relocalisant leurs activités ou celles maximisant les retombées pour le territoire sur le modèle de ce que fait l’agglomération de Bruxelles ? Autre enjeu : diversifier l’économie locale en identifiant les gisements d’opportunités traduisant d’importants besoins locaux comblées pour l’essentiel par des importations, afin d’orienter la création de nouvelles entreprises vers ces « niches. »

Les élus locaux pourront-ils relocaliser l’ensemble des activités économiques sur leurs territoires ? 

Ce n’est évidemment ni possible ni souhaitable, mais rien ne les empêche de se fixer des priorités autour de l’alimentation, de l’énergie, de la construction de logements ou du textile pour répondre aux besoins de base de leurs habitants. Confrontées à un déficit de production de produits bio et locaux du à la destruction des ceintures maraîchères de nos villes ainsi qu’aux spécialisations agricoles, des collectivités cherchent par exemple à renforcer l’autonomie alimentaire de leurs territoires. Elles devraient commencer par connecter leurs politiques foncières à leurs stratégies alimentaires, et donc acquérir davantage de terres agricoles, afin d’en faire des réserves pour installer de jeunes porteurs de projets en agriculture durable et ainsi diversifier les produits cultivés localement.

Quand bien même ils y parviendraient, plus de 90% de la nourriture consommée par les habitants d’un territoire sont des aliments transformés provenant des commerces de distribution… 

Les élus locaux ne doivent surtout pas s’arrêter au soutien aux circuits-courts de produits agricoles, de fruits ou de légumes, vous avez raison. La part de produits agricoles locaux consommés sur le territoire est à peine 2 à 3% aujourd’hui dans les grandes agglomérations. Nous sommes loin, très loin, de l’autonomie alimentaire visée par certains ! Le fait de ne pas avoir la main sur le fonctionnement des filières agro-alimentaires et les différents maillons de la chaîne est l’un des plus gros écueils des fameux « plans alimentaires territoriaux. »

Le principal problème, c’est que les élus héritent d’un système qui s’est construit sur des circuits-longs autour de nombreux intermédiaires. Les plus ambitieux, qui souhaitent faire perdurer les pratiques de consommation plus vertueuses ayant émergé au cours du confinement et provoquer une transition alimentaire, devraient s’efforcer de mieux connecter les différents maillons de la chaîne agro-alimentaire avec la demande locale. A eux de se rapprocher de tous les acteurs qui dominent ces filières - les coopératives agricoles, les centrales d’achats, la grande distribution -, pour leur faire prendre conscience de l’augmentation de la demande pour des produits bio et locaux et les convaincre de ne pas se contenter de beaux mots mais de réellement pivoter. Selon l’état d’esprit du gérant d’un Leclerc ou d’un Auchan local, de belles choses peuvent déjà être expérimentées à l’échelle d’un magasin si la demande locale s’avère au rendez-vous.

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