Aurélien Delpirou
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Contrairement aux discours en vogue chez bon nombre d'élus locaux, Aurélien Delpirou s’oppose à une lecture territoriale des inégalités sociales. Ce maître de conférence à l'Ecole d'urbanisme de Paris, par ailleurs consultant au sein de l'agence de concertation "Ville ouverte", reconnaît les difficultés auxquelles font face un certain nombre de collectivités, mais plaide pour un véritable changement culturel au sein du bloc local. Pour lui, les maires et élus municipaux devront réinvestir les EPCI en avril 2020 pour répondre aux principaux maux exprimés durant la crise des Gilets Jaunes.
Non, l’Etat français n’a pas abandonné de façon délibérée des pans entiers du territoire national ! Aurélien Delpirou ne cache plus sa lassitude vis-à-vis du sempiternel débat politico-médiatique sur les inégalités territoriales. Et alerte maires et candidats sur les nombreux défis leur restant à relever pour être réellement en capacité de faire face aux recompositions économiques et sociales à l’œuvre sur leurs territoires.
Un an après, souscrivez-vous à l’analyse faisant de la crise des Gilets Jaunes un symptôme de la fracture entre «France métropolitaine» et «France périphérique» ?
En aucun cas : non seulement il y a eu des Gilets Jaunes dans tous les types de territoires, mais ceux de Seine-et-Marne n’ont pas manifesté pour les mêmes raisons que ceux du Var ou de Vendée. Toutes les études sérieuses ont montré que les caractéristiques sociales (revenus, diplômes) étaient plus structurantes que la localisation résidentielle dans les facteurs de la contestation.
Certains idéologues tentent de jouer sur la fracture « métropole » contre « périphérie », comme d’autres avant eux opposaient de façon binaire « Paris et le désert français. » De façon condescendante, et presque toujours depuis la capitale, ils se sont autoproclamés défenseurs des « territoires » et, par une extension douteuse, des « petits blancs » déclassés tentés par le vote populiste... Mais cette thèse a été largement invalidée par les enquêtes et par les faits. La dimension territoriale de cette colère réside en réalité dans l’accès, de plus en plus inégalitaire, aux services publics de base (hôpitaux, crèches).
Mais tout de même, la France n’est-elle pas allée trop loin dans la métropolisation ?
Entre le début des années 2000 et 2015, l’attention des politiques, des chercheurs, des journalistes ou des chefs d’entreprise s’est incontestablement focalisée sur la métropolisation. Elle représentait une forme d’horizon territorial indépassable pour s’adapter à la mondialisation, à la concurrence européenne et aux mutations de notre système économique vers le post-fordisme et l’économie de la connaissance.
Cette forme d’« âge d’or » métropolitain a contribué à invisibiliser certaines composantes du de la société et du territoire français. En ce sens, nous ne pouvons que nous réjouir que les Gilets Jaunes aient permis de rappeler aux décideurs et à l’opinion publique que la France ne se résumait pas à une dizaine de grandes villes. Reste que cette marginalisation des villes petites et moyennes ou des campagnes relève plus du discours que des politiques publiques.
Les inégalités territoriales ne se sont-elles pas accrues ces dernières décennies, au détriment des territoires périurbains ou ruraux ?
La « pensée magique métropolitaine » n’est qu’une réaction conjoncturelle à un cycle idéologique de temps long marqué par le ruralisme et la recherche illusoire de l’égalité territoriale. Dans l’imaginaire national, la France est restée un pays de « terriens », qui glorifie la ruralité et se méfie des sociétés et des mondes urbains. Il suffit de comparer le nombre de députés par habitants entre la Seine-Saint-Denis et le Cher - et je ne parle même pas du Sénat. En matière de services et d’équipements publics, objets de nombreuses revendications, la banlieue lyonnaise est bien moins bien dotée que la Haute-Loire alors que les difficultés sociales y sont autrement plus intenses.
Mais peu importe, finalement : le but de mon propos n'est pas de faire de concurrence victimaire en opposant l’une à l’autre ! Si nous estimons que la défense des territoires ruraux fait partie de notre « ADN républicain », alors assumons un fort niveau de prélèvements et défendons nos puissants mécanismes de redistribution (sociale et territoriale).
Sans forcément parler d’abandon irréversible, un certain nombre de villes petites et moyennes souffrent, tout de même…
Personne, parmi les chercheurs, ne nie que les profondes recompositions économiques, sociales et territoriales à l’œuvre depuis une trentaine d’années - en France comme ailleurs en Europe occidentale - aient été sélectives et inégalitaires ! Les anciens bassins industriels en reconversion, les petites villes monofonctionnelles où l’activité locale n’a pas pu se moderniser, les villes moyennes en situation de rente administrative qui ont vu casernes et tribunaux fermer les uns après les autres cumulent les difficultés sociales et territoriales et constituent un véritable défi pour l’action publique. Mais arrêtons de croire ou de laisser croire qu’il existerait un complot fomenté par des élites mondialisées pour détruire le cœur de la France éternelle !
Malgré les crises de 2008 et 2011 et la contraction croissante des dépenses publiques, les engagements techniques et financiers de l’État en direction de ces territoires sont restés à des niveaux assez stables. Par ailleurs, la plupart des projets locaux trouvent encore des financements dans le cadre de contractualisations. Comment aurait-on pu sinon construire près de 30 000 ronds-points à 300 000 euros l’unité en un peu moins de trente ans pour « équiper » les espaces périurbains ?
La réponse du gouvernement a-t-elle été à la hauteur des enjeux pour répondre durablement à la colère des Gilets Jaunes ?
Le gouvernement a décidé d’intervenir sur le registre symbolique sans modifier le logiciel de l’action publique territoriale. En témoigne la mise en oeuvre du plan Action cœur de ville dont la gestion a été confiée aux maires des villes-centres, sous la pression de l’Association des maires de France. Pourtant, seules des dynamiques de coopération intercommunale, limitant les concurrences foncières et fiscales, pourraient répondre efficacement aux enjeux de désaffection résidentielle et commerciale des centres.
Du Berry au Cantal, des Herbiers à Issoire en passant par Figeac ou Albi, très peu d’élus locaux tombent d’ailleurs dans le piège de la victimisation. Même au cœur de la supposée « diagonale du vide », les aires urbaines de Bourges, Nevers, Châteauroux ou Moulins connaissent un déclin démographique lent et limité, incomparable avec celui qu’ont connus les villes d’Allemagne de l’Est, les Midlands britanniques ou la Rust Belt aux États-Unis. Dans la plupart des régions du pays, les villes petites et moyennes sont en bonne santé démographique et économique, tout en ayant renforcé leur capacité de projet. Enfin, à l’échelle nationale, les dotations en services et équipements publics restent sans équivalent en Europe grâce aux filtres de la redistribution et au dynamisme des élus locaux.
Regrettez-vous que le gouvernement ait ainsi absous, en quelque sorte, les élus locaux de toute responsabilité dans cette crise sociale ?
Au même titre que les services de l’Etat (centraux ou déconcentrés), les universitaires, les journalistes, les entrepreneurs ou les ménages, les élus locaux doivent assumer leurs choix et leurs responsabilités. Les lois de décentralisation de 1982-1983 leur ont confié les clés des politiques publiques locales et notamment les compétences en matière d’urbanisme et d’aménagement, pour le meilleur et pour le pire. Les bonnes pratiques sont nombreuses : à Mouans-Sartoux, le maire a refusé l’étalement urbain, multiplié les acquisitions foncières et construit des logements sociaux pour revitaliser le centre-bourg, tout en engageant sa commune dans les transitions énergétique et alimentaire. Mais la tendance de fond a plutôt été celle d’une périurbanisation débridée, encouragée par des maires soucieux de développer par tous les moyens leur commune.
Beaucoup d’élus ont multiplié les lotissements pavillonnaires, centres commerciaux et même accepté la délocalisation de grands services publics, tout en les séparant les uns des autres. Il ne s’agit pas de stigmatiser le périurbain, mais d’une certaine façon, les Gilets Jaunes ont aussi exprimé la faillite du modèle d’urbanisation qui l’a produit : allongement des temps et des coûts de déplacements, déficit d’équipements et de services publics, perte de lien social et multiplication des conflits d’usage.
Etalement urbain et artificialisation des sols, absence de transports en commun, dépendance à la voiture… Les élections municipales et intercommunales de mars 2020 ne sont-elles pas l’occasion de répondre à tous ces maux ?
Peut-être ; mais alors il faudrait enfin considérer que les politiques intercommunales, en apparence très techniques, appellent des choix profondément politiques. Or, force est de constater que la plupart des candidats ne veulent pas jouer le jeu communautaire et que les campagnes électorales se cristallisent autour d’enjeux strictement municipaux. Lorsque les débats abordent la dimension métropolitaine, ils se concentrent malheureusement sur les rivalités personnelles, comme le duel entre Gérard Collomb et David Kimelfeld à Lyon. En l’état, rien n’incite les candidats à politiser les sujets intercommunaux et en débattre avec leurs habitants. Et ce n’est pas un simple fléchage qui y changera quoi que ce soit en 2020.
Faut-il changer les règles du jeu intercommunal, malgré la demande de relocalisation du politique ?
Une attente de proximité s’est exprimée, c’est incontestable, mais elle s’est accompagnée d’une exigence plus grande en matière de services publics. Or, si l’on souhaite éviter les logiques concurrentielles ou consuméristes, c’est à l’échelle du bassin de vie que se trouvent les réponses. Plus de proximité n’est donc pas contradictoire avec plus de mutualisation. À condition, toutefois, de revenir sur quelques aberrations démocratiques…
C’est-à-dire ?
Dès lors que le « pouvoir d’agir », c’est-à-dire la capacité d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques locales, relève désormais davantage du niveau communautaire, il me semble à la fois logique et impérieux que les exécutifs intercommunaux soient élus directement par les habitants. Est-il raisonnable que les présidents et vice-présidents d’intercommunalité puissent encore cumuler leurs fonctions avec le poste de maire, si difficile et chronophage ? Est-il sain de continuer à concentrer les pouvoirs exécutifs, délibératifs et techniques dans les mains d’un tout petit nombre d’élus municipaux ? Je ne le pense pas.
Cela ne renforcerait-il pas les critiques contre l’intercommunalité, déjà jugée trop technocratique ?
C’est un risque. Mais rendre les membres du bureau communautaire responsables devant le suffrage universel direct les forcerait à assumer leurs choix et à les expliciter devant les conseillers municipaux comme devant les habitants. Nombre d’EPCI fonctionnent désormais comme des « clubs de maires » qui s’affichent a-politiques et se répartissent, dans une logique défensive et/ou consensuelle, les délégations, les responsabilités et les financements qui vont avec. À ce titre, je trouve que l’Assemblée des communautés de France (AdCF), association dynamique et utile au débat public, s’accommode un peu trop facilement du statu quo.
L’élection au suffrage universel direct des exécutifs communautaires ne fragiliserait-elle pas les maires ?
Je ne crois pas, mais cela changerait substantiellement leur rôle. La France a besoin de ses maires, car ils font partie de notre ADN républicain et territorial. Mais les mutations que nous vivons appellent la redéfinition d’une fonction devenue trop lourde et en partie déconnectée des attentes des citoyens-habitants-usagers : nos maires sont comme pris en tenaille entre une réduction drastique de leur capacité d’agir, sous la double contrainte de la rétraction des moyens redistribués par l’Etat et de leur dessaisissement au profit des intercommunalités, et une pression croissante de leurs administrés qui prend parfois les formes du consumérisme.
C’est pourquoi je suggère de faire de la fonction de maire un métier à temps plein, sur le modèle des maires d’arrondissements à Paris, Lyon et Marseille. Le caractère modeste et limité de leurs compétences ne les empêche nullement d’exercer une réelle influence sur l’exécutif local et ses partenaires, de jouer un rôle de relais entre ces derniers et les habitants, de prendre en charge l’animation de la vie associative et culturelle, etc. Les choses sont complexes et ne peuvent qu’évoluer progressivement. Mais ne nous laissons pas distraire par les jeux politiciens et les positions de façade. Contrairement à la petite musque relayée par plusieurs associations catégorielles, de nombreux élus et habitants, dans des territoires très différents, sont aujourd’hui mûrs pour ce véritable « changement culturel ».
Au-delà du sort de leurs maires, qu’est-ce que les citoyens auraient à gagner d’une politisation de leurs intercommunalités ?
Je souhaite lever une ambiguïté : quand nous demandons davantage de « politisation » des enjeux communautaires, ce n’est pas pour le plaisir de commenter les joutes partisanes qui ne manqueront pas de se produire. Notre objet de recherche, c’est l’action publique territoriale, ses enjeux, ses modalités, ses écueils ; pas les conflits de personne ! Mais lorsqu’un exécutif intercommunal prend la décision de prolonger une ligne de tramway, de limiter l’artificialisation des terres agricoles ou de porter un projet de transformation écologique, il est normal, et peut-être même souhaitable, qu’il suscite des controverses et des polémiques : il n’y a rien de plus politique qu’une politique communautaire !