Antoine Jardin, professeur à l'école urbaine de Sciences-Po
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Coauteur de « Terreur dans l’Hexagone, génèse du djihad » avec Gilles Kepel, Antoine Jardin, professeur à l'école urbaine de Sciences Po et politiste spécialiste des quartiers populaires, appelle à élargir le combat contre « l’environnement collectif qui rend possible la radicalisation et le terrorisme ».
Pourquoi les collectivités devraient davantage s’intéresser à la question de la radicalisation islamiste ?
Bien qu’il utilise une tradition religieuse, le djihadisme est un projet profondément politique ! Il pose d’évidents problèmes de sécurité en bout de chaîne, lors de passages à l’acte interpellant directement l’Etat, mais attention de ne pas le réduire à cette dimension. Le terrorisme n’est qu’un moyen d’action, certes spectaculaire, mais la finalité de cet usage immodéré de la violence consiste bien, au même titre que la propagande ou le prosélytisme, à changer l’organisation des sociétés occidentales jugées impies.
Les pouvoirs publics en ont-ils seulement conscience ?
La France a longtemps fermé les yeux, bien qu’il soit de notoriété publique que des réseaux islamistes s’adonnaient déjà à du trafic d’armes dans certains quartiers français au cours des années 1990. Depuis 2012, l’Etat a pris conscience que la parenthèse djihadiste qui frappe notre pays ne se refermera pas, comme par magie, après la chute de Daesh. D’où l’importance de bien saisir la composante idéologique de ce courant de pensée, afin de pouvoir bâtir des outils efficaces de résilience sur le long terme.
A mes yeux, la priorité des priorités à court-terme consiste à apporter des éléments de compréhension aux élus, fonctionnaires et acteurs associatifs.
Quelles politiques publiques mettre en œuvre en réponse non seulement à la multiplication des attentats mais aussi à la progression des idées djihadistes ?
Les pouvoirs publics ont concentré leurs efforts sur la sécurité immédiate, en faisant de la prévention du passage à l’acte. Vu le nombre d’attentats déjoués et donc de pertes humaines évitées, nous pouvons parler de succès. L’activisme militaire au Sahel comme en Syrie ou en Irak a également permis de déstabiliser les groupes djihadistes français depuis leur base arrière.
L’Etat et les collectivités doivent désormais développer une stratégie commune, en agissant tant sur l’amélioration des conditions sociales que la structuration urbaine. Ce sont des politiques coûteuses, qui ne font pas forcément consensus d’autant plus qu’elles produiront des effets difficilement évaluables, sur le long-terme, mais il est essentiel de ne pas sous-estimer l’importance de ce travail.
Après, que l'on se comprenne bien : il n’y a pas forcément besoin d’une politique de lutte contre le djihadisme en tant que tel. Sans garantie de circonscrire à 100% le phénomène, les politiques de lutte contre les inégalités et le combat contre les discriminations peuvent déjà contribuer à retirer du vent des voiles djihadistes.
Concrètement, comment agir en amont pour empêcher le basculement dans le djihadisme ?
Les élus ont tout intérêt à en faire davantage qu’aujourd’hui sur les enjeux socio-éducatifs et familiaux - bien au-delà de la stricte question de la sécurité donc. La jeunesse doit être mieux protégée vis-à-vis de la puissante propagande islamiste, qu’elle émane d’internet, de l’étranger ou d’organisations implantées localement. Et son esprit critique doit être développé.
La ville et la réduction des inégalités sont également un enjeu fort pour l'avenir. Il est certain que la ségrégation urbaine et sociale assez forte qui structure la société française agit comme une toile de fond pour le djihadisme. De tels courants politiques n’apparaissent pas dans le vide, ils sont le fruit d’un certain nombre d’éléments politiques et sociaux, mais dont la géographie ou l’urbanisme peut également faire partie.
En termes d'urbanisme, n'est-il pas dangereux de faire le lien entre quartiers de la politique de la ville et djihadisme ?
Il n’y a pas déterminisme ni de liens mécaniques entre le djihadisme et les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Fort heureusement, sinon la France serait quotidiennement confrontée à des attentats… Le point commun des auteurs des attentats de janvier 2015 ne résidait pas tant dans la précarité de leurs quartiers de résidence que leurs passage en prison où un certain nombre de détenus de droit commun se font embrigader par des leaders diffusant les thèses d’un islam rigoriste.
Le lieu de résidence ne fait donc pas tout – les causes d’un basculement sont multiples, elles peuvent être aussi familiales, psychologiques, sociales ou politiques – mais cela y participe malgré tout. Les réseaux structurés ou les groupes djihadistes recherchant des points d’appui ont fait de ces quartiers marginalisés leurs terrains de jeux préférés : c’est un terreau favorable pour faire passer leurs messages autoritaires et dénoncer la tartufferie du mensonge républicain, ou encore que le système de valeurs français est en réalité profondément raciste.
Sur l'autre volet, plus socio-éducatif, comment augmenter la résilience de sa population aux thèses rigoristes, orthodoxes, extrémistes sans entraver la liberté de croyance ?
Les pouvoirs publics ont considéré à juste titre, que la première des priorités consistait à contrer les Français qui prenaient et retournaient leurs armes contre d’autres compatriotes. Mais, même si les frontières sont poreuses et difficiles à tracer, il ne me semble pas moins important de réguler les individus qui promeuvent un système de valeurs hostile à la vie en société. Les comportements préoccupants n’étant pas forcément illégaux, il est difficile de les empêcher. Mais il faut au moins gêner leurs initiatives, par le discours public ou la venue d’autres personnes, tout ce qui participe à ne pas laisser le chemin libre aux réseaux djihadistes organisés. Leurs entourages fermant les yeux ou leurs sympathisants les soutenant plus ou moins à demi-mots ne doivent pas prospérer
Disposer de relais dans les milieux associatifs engagés peut être un atout pour prévenir les stratégies de rupture culturelle radicale avec le reste de la société française. Surtout, les élus doivent réagir rapidement car il est bien plus difficile de contrer l’action de ces groupes et de ces cellules une fois qu’elles sont ancrées sur le terrain.
L’intensification des pratiques religieuses observée par certains élus doit-il être considéré comme des prémices d’une radicalisation ?
Certains djihadistes se servent du salafisme, une approche littérale et rigoriste de l’islam, pour atteindre leurs objectifs. Mais tous les musulmans se positionnant sur un registre de piété et de construction identitaire au moyen d’une pratique traditionnaliste ne se placent pas forcément dans une logique politique utilisant la violence. La situation est complexe. Le fait d’avoir une pratique pieuse ne me semble pas un obstacle à la vie en société, mais il ne faut pas hésiter à intervenir dès lors qu’un groupe établit des normes contraignantes qu’il tente d’imposer à d’autres.
Au cours des dernières décennies, l’islam français a glissé d’un courant spirituel à un mouvement régentant certaines normes sociales – vêtements, alimentation, sexualité. Une bonne partie des musulmans mangent aujourd’hui halal quelque soit son degré d’adhésion aux thèses rigoristes et identitaires. Il s’agit d’une exigence envers eux-mêmes, qu’ils ne cherchent pas à imposer à toute la communauté musulmane et encore moins française.
L'intervention des élus n'est nécessaire que si des groupes rigoristes cherchent, à l’instar des djihadistes, à « déstabiliser » nos sociétés » ?
Les élus doivent se demander si les pratiques observées sont légales ou dangereuses, puis faire des choix politiques en conséquence. Autrement dit : transmettre les informations au Renseignement territorial dès lors que la radicalisation a une facette violente voire terroriste, et s’impliquer quoi qu’il arrive avec d’autres partenaires publics pour dénouer les tensions sociales.