Agro-business : sur la piste de l’« ordre social » breton

Agro-business : sur la piste de l’« ordre social » breton

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Correspondant régional du quotidien Le Monde, Nicolas Legendre consacre une enquête fouillée aux rouages de l’industrie agroalimentaire bretonne. Dans « Silence dans les champs », ce journaliste – fils de paysans et lui-même spécialiste des questions agricoles – révèle la face cachée de l’agrobusiness. Il souligne l'omerta ayant longtemps prévalu à ce sujet dans la France de l'ouest, le prix à payer sur les plans démocratiques ou environnementaux, la radicalisation des défenseurs acharnés du modèle productiviste, leurs stratégies pour maintenir leur mainmise. Sans taire, non plus, la responsabilité du personnel politique qui, comme tétanisé, préfère fermer les yeux à quelques trop rares exceptions près.

Après avoir qualifié les opposants aux méga-bassines d’« éco-terroristes », le ministre de l’Intérieur aura-t-il un mot pour les méthodes musclées des potentiels « agro-terroristes » sévissant en terres bretonnes ? S’il est permis d’en douter à la vue des derniers ennemis que s’est choisi avec soin Gérald Darmanin, la lecture de « Silence dans les champs » pourrait lui donner du grain à moudre… Journaliste pour Le Monde ainsi que pour les revues Géo ou XXI, Nicolas Legendre y ausculte les tensions internes qui traversent « l’agriculture industrielle et sa sœur siamoise, l’industrie agroalimentaire. »

Les langues se délient peu à peu et permettent d'aborder, au-delà des bienfaits traditionnellement soulignés, les effets pervers de ce système géopolitique local qui préside aux destinées de la Bretagne depuis plusieurs décennies maintenant. Parmi les militants environnementalistes bien sûr, mais pas seulement… De 2016 à 2023, l’auteur a recueilli près de 300 témoignages, dont ceux particulièrement précieux de chevilles ouvrières du modèle productiviste, d’élus locaux, régionaux ou nationaux ainsi que de fonctionnaires.

Des paysans inféodés à l’agro-business

Las de voir leurs productions exposées aux cours mondiaux et aux soubresauts des marchés financiers, des agriculteurs, convertis au progrès technologique dans cette terre déchristianisée, commencent à en revenir et questionnent ouvertement ces transformations d’ampleur. De plus en plus de chefs d’entreprises agricoles – dépendants tantôt des banques auprès desquelles ils n’ont guère d’autres choix que de s’endetter pour se moderniser, tantôt des coopératives qui les « asservissent » pour reprendre les mots de l’auteur – décident de rompre avec cette « fuite en avant » pour recouvrer un tant soit peu d’autonomie. Ils ont accepté d'ouvrir les portes de leurs exploitations à ce correspondant du quotidien du soir en Bretagne, lui-même fils de paysans. Les salariés de l’agro-alimentaire, « travaillant dans des conditions difficiles pour de faibles salaires », ne sont pas en reste, et ont bien voulu lui parler – anonymement le plus souvent, par peur des représailles.

Face au « cercle vicieux » minutieusement décrit par Nicolas Legendre avec des sources variées, qui broie une partie de leurs ouailles au quotidien, quelques présidents de Chambres d’agriculture se sont un temps imaginés pouvoir se faire les promoteurs d’une transition écologique et industrielle raisonnée. C’était sans compter sur la contre-offensive du « complexe agro-industriel » breton. Cadres et dirigeants des coopératives agricoles, des banques – Crédit agricole et Crédit mutuel en tête –, de l'enseignement professionnel, de la grande distribution, des transformateurs ou bien encore des constructeurs et vendeurs de robots de traite ou autres tracteurs, ont rapidement incités ces syndicalistes libéraux à remiser leurs ambitions au placard… Résultat : tout ce beau monde continue à se faire les tenants du statu quo, explique Nicolas Legendre, de façon plus ou moins explicite, avec des méthodes plus ou moins rudimentaires.

Confiscation du débat démocratique

Dans une enquête en cinq volets publiée début avril par Le Monde en amont de celle de « Silence dans les champs », le journaliste racontait la façon dont les promoteurs du modèle dominant avaient réussi à instaurer une forme d’omerta sur le sujet, en Bretagne. Entraves pour l’accès aux financements ou aux terres agricoles, harcèlement administratif, intimidations, pressions, représailles, rumeurs, sabotages, violences… Tous les moyens semblent bons pour inciter les Bretons les plus réfractaires à se taire. Et tenter, en confisquant ainsi le débat sur l’eau, les faillites d’exploitations, les maladies liées aux pesticides, les pratiques agricoles alternatives ou les suicides des paysans, de garantir la pérennité de l’agro-industrie bretonne…

Les créations d’emplois et le maillage de la région en usines ont fait le reste. Tout un écosystème fait d’industries agro-alimentaires et de services para-agricoles a prospéré, en effet, raconte Nicolas Legendre. Des centaines de milliers de postes ont vu le jour dans les abattoirs, banques, coopératives, fabricants d’équipements agricoles en tout genre, grande distribution, industries chimiques, laboratoires vétérinaires, logisticiens et transporteurs d’animaux, transformateurs de nourriture, parallèlement à la diminution du nombre de paysans et leur paupérisation. Le secteur agricole et agroalimentaire représenterait aujourd’hui environ 20% des actifs bretons, en prenant en compte les emplois induits. Inutile de s’abaisser à faire du chantage à l’emploi. Les élus connaissent parfaitement ces réalités.

Des décideurs politiques pris au piège

Quelle partition les décideurs politiques – locaux et nationaux – ont-ils joué dans ces transformations ? Consentent-ils aujourd'hui à corriger ce système ne serait-ce qu'à la marge, ou bien font-ils partie de ceux résistant à toute transformation en profondeur ? La plupart des élus en place comme des préfets semblent prisonniers d’un système qu’eux-mêmes ou leurs prédécesseurs ont contribué à édifier ou tout du moins à solidifier, au nom de la croissance économique, du désenclavement et de la modernisation de la Bretagne. Les collectivités – étroitement aidées par l’Etat français et l’Europe – ont, il est vrai, aménagé plusieurs ports en eaux profondes ou bien encore construits des voies rapides facilitant l’exportation de produits comme l’importation d’engrais. Difficile de les imaginer, dès lors, saborder l’« union sacrée »…

Autre aspect rendant toute bifurcation radicale peu plausible à court-terme : le travail d’influence. Parvenu à suivre l’argent de l’agro-business, le journaliste raconte comment certaines familles d’industriels se sont distinguées à travers du mécénat artistique, du sponsoring sportif, ou de façon plus pragmatique, l’immobilier avec la création de discrètes Sociétés civiles immobilières (SCI). « L’Armorique n’est pas la Côte d’Azur. Pudeur et modération sont ici des vertus cardinales. Il n’existe pas de jet-set agricole qui paraderait en voitures italiennes sur la ‘Riviera’ morbihannaise… », analyse Nicolas Legendre d’une plume cinglante.

Zèle politique... en défense de l'existant

Dans quelle mesure appartient-il au pouvoir politique de se prémunir de ces stratégies de lobbying pour être libre de réorienter les modes de production de l’agro-industrie ou verdir les pratiques des agriculteurs bretons ? Les élus disposent-ils seulement des armes nécessaires aujourd’hui pour remettre en cause ce modèle qualifié de « féodal » par certains témoins, de « mafieux » voire d’« oligarchique » selon d’autres ? A l’échelle locale, la surreprésentation des agriculteurs dans les conseils municipaux et communautaires biaiserait considérablement les choses, à lire le journaliste du Monde. Leur engagement quasi-désintéressé en faveur de la démocratie locale n’aurait pas tant pour but d’animer le débat public, que de contrôler d'importants leviers en termes de politique foncière voire distribuer des passes-droits…

L’omnipotence des secteurs agricole et agroalimentaire dans l’économie bretonne ne semble guère offrir plus de marges de manœuvres, au niveau régional. Connaît-on, à ce titre, les motifs réels ayant guidé l’exécutif régional à prendre des participations financières dans plusieurs coopératives agricoles – entre opérations de renflouement ne disant pas leur nom ou renforcement autoproclamé de la place du politique dans la gouvernance des fleurons de la région... Une chose est sûre : la majorité de Loïg Chesnais-Girard n'est pas vraiment challengée, sur le sujet, par les élus d'opposition. Tandis qu’au niveau national, les principaux ambassadeurs politiques de la Bretagne que sont Jean-Yves Le Drian (LREM, ex-PS) ou Marc Le Fur (LR) ont été plus prompts à dénoncer l’« agri-bashing » à tout va, qu’à lancer le débat sur l’avenir du modèle agricole. Toute voix critique ou dissonante contre les conséquences du modèle productiviste – à l'instar de la prolifération des algues vertes sur le littoral – a été assimilée, dans leur bouche, à un ennemi de l’agriculture, et par extension, de leur région.

« Silence dans les champs », de Nicolas Legendre (éditions Arthaud, 20€, 352 pages, avril 2023)

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