Acte III de la décentralisation : quel avenir pour les finances locales ?

La rédaction

Comment à la fois préserver le modèle économique des collectivités territoriales, contenir la dépense publique et assurer le financement des investissements ? Réponses de quatre experts, invités à dresser le bilan de trente ans de décentralisation, lors d'une table ronde organisée par "le Courrier des maires" et "la Gazette des communes" , le 11 septembre 2012.

Jean Arthuis est membre de la commission des finances du Sénat, président du conseil général de la Mayenne
Philippe Laurent,est président de la commission finances et fiscalité locales de l’Association des maires de France (AMF), maire de Sceaux (92)
André Laignel est président du Comité des finances locales, maire d’Issoudun (36)
Alain Guengant est directeur de recherche au CNRS

Quel regard portez-vous sur trente ans de finances décentralisées ?

Jean Arthuis. Le système reste complexe pour le citoyen et ambigu pour les collectivités locales qui ont le sentiment d’être des «sous-traitants» de l’Etat, tant les normes dessinent un chemin unique et contraint. Ces 30 années de décentralisation se sont déroulées sous l’empire de l’Etat providence, ce qui est terminé. En matière de fiscalité, les grandes réformes ont eu pour conséquence d’alléger les impôts locaux, que l’Etat a compensés. Sur les 220 milliards d’euros de crédits engagés par les collectivités locales, 100 milliards transitent par l’Etat.

André Laignel. Ces 30 ans  de décentralisation ont constitué un grand progrès, et globalement une réussite pour le pays. Même si ces dernières années ont été marquées par l’instabilité et le manque de confiance. La prochaine étape devra rétablir le principe de base de la libre administration des collectivités locales et, en parallèle, leur autonomie financière.

Philippe Laurent. La décentralisation a été une grande chance pour le pays, même si les relations sont parfois tendues entre l’Etat et les collectivités territoriales et qu’une certaine défiance est apparue ces dernières années. Les effets conjugués de la « productivité » de la taxe professionnelle (TP) et de l’élévation des compétences tant des élus que des agents associés à la collaboration entre l’Etat et les collectivités ont largement contribué à l’amélioration des équipements du pays et à la « prise en main » des territoires par les élus.

Alain Guengant. Depuis la décentralisation , près de la moitié de la croissance du produit fiscal (taxes directes) des collectivités locales relève de la décision de relèvement des taux d’imposition. Cependant, l’autonomie fiscale des collectivités recule constamment sous l’effet de deux phénomènes.

  • Le premier est le mode de financement des transferts de compétences qui a entraîné une perte de maîtrise de la ressource fiscale à travers le type de la ressource transférée. Ce recul crée une tension entre la dynamique des dépenses transférées et celle de la ressource, l’effet ciseaux négatif étant couvert par appel à la fiscalité directe.
  • Le deuxième phénomène concerne l’impact des réformes fiscales. De fait, faute d’obtenir un accord sur la réforme de l’impôt local, l’Etat accorde des allègements de l’impôt sous deux formes : exonérations des bases compensées par des dotations ; dégrèvements législatifs pour atténuer les effets d’inégalité de l’impôt via une prise en charge par le budget national.

Quel va être le principal enjeu de cet Acte III de la décentralisation dans l’évolution des relations financières entre l’Etat et les collectivités ?

J. Arthuis. La réduction des déficits. Pour arriver à économiser 10 milliards d’euros, l’Etat va devoir réduire la masse des crédits qu’il met à la disposition des collectivités. Le vrai levier du changement sera la rigueur budgétaire à laquelle les collectivités locales devront se soumettre. Nous n’échapperons pas à une restriction de l’enveloppe des concours que l’Etat verse aux collectivités.

P. Laurent. Il faut que l’Etat cesse de déléguer aux collectivités des compétences sans les abandonner totalement, ce qui justifie qu’il continue à édicter des normes, qu’il veut ensuite évaluer, voire contrôler. Si on ne laisse pas aux acteurs locaux davantage de liberté et de responsabilité, la décentralisation ne fonctionnera pas.

A. Laignel. Toute la question est de savoir si on considère les collectivités comme un fardeau ou une chance. J’ai la conviction qu’elles sont une chance et qu’il faut leur donner les capacités d’être un moteur de la relance économique tout en les aidant à sélectionner les investissements. A l’instar de la mesure du remboursement anticipé de TVA qui a généré 0,5 % de croissance dans le cadre du plan de relance 2008-2009, il faut trouver des moyens pour valoriser à travers les collectivités territoriales les investissements porteurs d’avenir et donc de relance économique. Il est essentiel de garder la capacité de localisation de l’impôt économique.

Comment réagissez-vous au débat sur la « bonne » dépense publique ?

J. Arthuis. Nous devons faire d’énormes efforts d’économie. L’urgence absolue est de parvenir à contenir la dépense publique. Les bons investissements sont ceux qui améliorent la compétitivité du pays et préparent l’avenir.

P. Laurent. Les économies à services équivalents ne suffiront pas. La vraie question est de savoir si on garde la même mutualisation de la dépense sociale, des coûts d’éducation (6 % du PIB), etc. L’accroissement de la dépense publique n’est pas lié à une mauvaise gestion, mais à un choix de société que l’on se refuse à remettre en question. Plutôt que de réduction, je parlerai de réaménagement de la dépense publique au plan local, par territoires.

A. Laignel. Chaque année, on se pose la question de réajuster certains services. Je ne vois pas pourquoi on raisonnerait toujours à la baisse vis-à-vis du service public local et pourquoi ceux qui voudraient répondre aux attentes nouvelles des populations seraient considérés comme de mauvais gestionnaires. Ma position est de supprimer l’ensemble des exonérations et abattements fiscaux décidés par l’Etat, puis de reverser l’équivalent aux collectivités locales sous forme d’impôts et de dotations de péréquation.

Réforme de la fiscalité locale

Quels sont les chantiers fiscaux prioritaires à engager ?

J. Arthuis. La phase III de la décentralisation doit nous redonner des marges de manœuvre. Il faut privilégier une fiscalité qui ne soit pas volatile. Dans une économie mondialisée, taxer la valeur ajoutée et la production revient à organiser la délocalisation des activités. Les seuls instruments fiables sont les impôts fonciers, bâti ou non bâti, mais les bases sont archaïques et les injustices flagrantes. Aussi, la priorité est d’actualiser les valeurs locatives cadastrales des locaux industriels, des logements et du foncier non bâti. Enfin, si un impôt additionnel à la contribution sociale généralisée (CSG) est créé, il faut qu’il soit le plus large possible, sinon les taux peuvent varier considérablement en fonction du niveau de revenu des contribuables.

A. Laignel. Je conteste le lien entre la fiscalité locale et les délocalisations y compris dans le cadre de la réforme de la TP. En revanche, je suis d’accord avec la nécessité de la révision des valeurs locatives. Mais je suis inquiet sur la réforme concernant les locaux économiques car on va substituer des valeurs théoriques à des valeurs fictives. Où sera le progrès ? On ne parviendra à une réforme des bases locatives qu’à partir d’un système simple : la valeur vénale déclarative du bien, donc opposable. Par ailleurs, je suis aussi favorable à ce que l’on améliore dans la taxe d’habitation la prise en compte de la part des revenus des habitants. Nous devons aussi augmenter la CSG pour avoir la capacité de répondre aux dépenses sociales. Il est indispensable de redonner de l’autonomie fiscale à toutes les collectivités.

P. Laurent. En matière de recettes, l’autonomie fiscale est indispensable pour donner de l’air. Elle peut permettre de baisser les impôts, mais aussi de les augmenter à condition que les bases soient justes. La rénovation des valeurs locatives est indispensable, mais qu’on nous laisse gérer les bases à partir de la valeur vénale. Je suis favorable à l’impôt local sur le revenu, mais perçu au niveau de l’intercommunalité. Enfin, un impôt local sur la consommation via un taux de TVA additionnel est une piste à explorer.

A. Guengant. Depuis 2011, l’autonomie fiscale a reculé de 100 % pour les régions et de 50% pour les départements, ce qui remet en cause la viabilité du modèle économique de ces deux collectivités. Le bloc local est préservé car il a hérité du pouvoir de taux perdu des départements et des régions. Mais ce pouvoir de taux s’est fortement déporté sur les ménages. La révision des valeurs locatives cadastrales est nécessaire pour pérenniser la taxe sur le foncier bâti et non bâti qui est le socle de l’autonomie fiscale du bloc local. Mais je me pose la question de la faisabilité et de l’acceptation par les élus d’une réforme qui bouleverserait la répartition de l’impôt entre catégorie de contribuables et notamment entre logement social et privé. Il faudrait aussi trouver une assiette mixte valeur locative-revenu pour la taxe d’habitation.

Les critères de la péréquation

Quel jugement portez-vous sur le mécanisme de péréquation horizontale ?

A. Guengant. Le Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC) est la plus grande innovation en matière de péréquation depuis la décentralisation . En régime de croisière en 2016, il sera aussi puissant en termes de correction d’inégalité et de pouvoir d’achat des collectivités locales que l’ensemble des dotations communales réunies - dotation de solidarité urbaine (DSU), dotation de solidarité rurale (DSR), dotation nationale de péréquation (DNP) - dans le cadre de la péréquation dite verticale versée par l’Etat.

Faut-il améliorer le dispositif ?

A. Guengant. Oui, car le FPIC pose deux problèmes.

  1. La dissymétrie des critères de prélèvement et de reversement. De fait, on prélève par référence au potentiel financier (la richesse liée au tissu économique) et on reverse par référence au revenu des habitants. On a donc des communautés qui sont à la fois prélevées et bénéficiaires. Concernant la mesure du potentiel financier, l’intégration du Fonds national de garantie individuelle de ressources (FNGIR) et de la dotation de compensation de la réforme de la TP (DCRTP) crée une distorsion de mesure de la richesse fiscale. Car on assimile un effort fiscal élevé à l’époque de la TP à un signe de richesse, et un effort fiscal faible à un signe de pauvreté.
  2. La mesure des charges. L’échelle de charges du FPIC est différente de celle de la DSU et la DSR, conduisant à des représentations de l’inégalité territoriale différentes d’une dotation à l’autre. Ce qui engendre des effets contre-péréquateurs.

P. Laurent. Il faut trouver le bon équilibre entre l’autonomie fiscale et la péréquation en combinant deux critères différents : le potentiel financier et le revenu des habitants. Toutefois, réintégrer le revenu des habitants ainsi que des critères de charges dans le calcul du prélèvement est un non-sens, car cela va dénaturer le système de péréquation. On ne peut pas demander à une collectivité de contribuer à la péréquation alors même qu’elle n’a aucun moyen de taxer ceux qui l’amènent à être contributrice.

A. Laignel. Nous avons besoin de ressources supplémentaires pour renforcer la péréquation. Des marges de manœuvre existent, tel que le déplafonnement de la cotisation à la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). La part déplafonnée ne serait pas redonnée aux collectivités locales, mais mise à la masse en péréquation, ce qui permettrait d’avoir deux sources de financement et serait indolore pour l’ensemble des contribuables qui sont déjà en dessous du seuil de plafonnement.

J. Arthuis. L’arbre ne doit pas cacher la forêt. La péréquation horizontale reste marginale. L’opacité des modalités d’attribution des dotations de l’Etat masque des inégalités insupportables. Le gel des crédits a neutralisé les mécanismes correctifs, il y a urgence à remettre en œuvre une péréquation verticale.

L’investissement local

Faut-il trouver de nouvelles solutions de financements ?

P. Laurent. L’erreur est de considérer que le financement par emprunt des investissements des collectivités doit être essentiellement bancaire. Ce financement nécessite des ressources longues, il faut donc aller les trouver dans de l’épargne longue qui existe de façon abondante via les caisses de retraite, les mutuelles, etc. C’est l’idée de l’agence de financement des collectivités qui prévoit que les obligations seront souscrites pour l’essentiel par ces acteurs institutionnels. Cet outil indispensable responsabilisera les élus locaux qui devront faire encore plus d’efforts sur la transparence et la qualité des comptes publics, qui pourraient faire l’objet d’une certification.

J. Arthuis. Je suis réservé sur l’agence de financement des collectivités et plutôt favorable à la « recréation » de la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales (CAECL) ou d’un « Crédit local de France », avec l’affectation d’une fraction des fonds d’épargne du Livret A. Pour le reste, les vrais régulateurs de la dépense publique seront les préteurs. Il faut faire confiance aux banques à condition de revoir les critères de Bâle III qui entravent leur capacité de prêt. Si j’approuve les emprunts obligataires, je les trouve beaucoup trop coûteux. Les frais d’émission doivent être encadrés dès lors que les comptes des collectivités sont fiables. Enfin, je mets en garde contre les financements innovants de type baux emphytéotiques administratifs (BEA), partenariat public-privé (PPP)…, qui ont été bien souvent une façon pour la collectivité d’externaliser l’endettement et de dissimuler la réalité.

A. Laignel. Il est indispensable d’avoir une pluralité d’instruments : agence financière, banque publique, banques privées qui permettent aux collectivités de s’adresser aux uns et aux autres en fonction de leurs objectifs. Il faut un volume qui correspond à l’investissement nécessaire pour notre pays. L’agence de financement peut répondre à un certain nombre de besoins et réinventer une Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales ne me paraît pas saugrenu.

Quant aux besoins immédiats, il conviendrait que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) propose très vite des prêts à des taux favorables (3 %-3,5 %), orientés sur les investissements prioritaires à la modernisation du pays.

A. Guengant. Le montant de prêts dont les collectivités locales auraient besoin s’élèverait à 16 milliards d’euros. Est-ce un chiffre de croisière ou peut-on s’attendre à une augmentation de la demande d’emprunt ? Là se pose la question de la fiabilité économique des régions et des départements qui devront emprunter massivement pour continuer à investir, car, privés de leur autonomie fiscale, ils n’ont plus la capacité de constituer une épargne.

L’idée de récréer la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales répondrait à la nécessité de diversifier les sources de financement par l’émission obligataire et de permettre aux collectivités locales de mutualiser l’accès au marché du crédit. Dès lors, se poserait la question de la distribution des prêts : sur quelles bases seraient-ils accordés à telle collectivité plutôt qu’à une autre ? Le piège serait aussi le retour à la gestion administrée des prêts qui ne serait pas souhaitable.

Propos recueillis par Xavier Brivet, Jacques Paquier et Fabienne Proux

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