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Sociologue spécialiste des questions de santé, Pierre-André Juven est aussi adjoint au maire de Grenoble, chargé de l’urbanisme et de la santé. Alors que la ville dirigée par les écologistes, historiquement active sur le volet sanitaire, a renforcé sa politique de promotion de la santé publique et de la prévention, il défend la légitimité des collectivités locales à intervenir aux côtés de l’Assurance-Maladie comme de l’Etat. Et regrette la façon dont les candidats à l’élection présidentielle négligent ces enjeux stratégiques, alors que la crise sanitaire leur offre la possibilité de redéfinir le fonctionnement et les priorités de notre système de santé…
Pourquoi le sujet de la santé publique a-t-il tant de mal à émerger dans cette campagne présidentielle 2022, en dépit de la violence inouïe de la crise sanitaire ?
Pierre-André Juven, élu grenoblois et sociologue de la santé : "Les questions de santé ont été mises sous les projecteurs comme rarement, ces deux dernières années. Les responsables de gauche et de droite ont rarement autant parlé du délabrement de l’hôpital public, de l’offre de soins de ville clairement insatisfaisante dans nombre de territoires. Tous ou presque ont convenu que notre système de santé avait été malmené au cours des dernières décennies, y compris ceux ayant contribué à sa fragilisation ! Et pourtant, très peu de candidats abordent aujourd’hui en profondeur ces sujets…
Les campagnes des élections présidentielle et législatives ne devraient-elles pas servir à mettre en débat la plus ou moins grande déconnexion des ARS, de l’Assurance-Maladie ou des Centres hospitaliers, et tirer les premières leçons de cette pandémie ?
Il existait une répartition des rôles extrêmement ferme avant la crise sanitaire, entre différents acteurs et institutions aux compétences très marquées. Ça semblait plutôt complémentaire sur le papier, mais nous nous sommes rapidement rendus compte des angles morts de chacun ! Les personnes précaires suivies par le CCAS ont plus de chances de se faire hospitaliser que les autres, par exemple, et devraient pouvoir bénéficier d’une prise en charge spécifique lorsqu’elles sortent de l’hôpital… Mais tout ça suppose une coordination active et plus d’échanges au niveau local.
Il y a eu du mieux, pour être tout à fait honnête, à l’occasion de cette crise. Les liens entre les ARS et les collectivités demeurent quasi-inexistants dans certains territoires. Mais, à Grenoble, les élus de la ville participent depuis le début à une cellule de coordination avec l’ARS, l’Assurance-Maladie, le CHU, l’ensemble des établissements de santé et les représentants des médecins libéraux.
A nous – adjoints aux maires et élus locaux qui avons su gérer notre part de la pandémie, depuis l’échelon local - de porter ce thème majeur dont les états-majors ne semblent pas prêts à s’emparer, aujourd’hui. Nous n’avons pas d’autres choix si nous souhaitons faire perdurer ces liens, en dépit de nos cultures professionnelles et légitimité démocratique très différentes, pour transformer en profondeur notre système de santé.
Partagez-vous le constat dressé par certaines associations d’élus d’une hyper-centralisation du système de santé en France, piloté par des « technocrates » ayant fini par prendre le pas sur le pouvoir politique ?
Il y a du vrai mais je ne crois pas, néanmoins, que les difficultés auxquelles nous sommes confrontées soient attribuables à un gouvernement précis ou à une personne en particulier. Une multitude d’orientations a abouti à la situation actuelle, en réalité. Je songe tout particulièrement au manque de budgets alloués à la santé : un tas de médecins rêveraient de travailler sur des projets territoriaux de santé publique, en partenariat avec des associations et les collectivités locales, mais n’ont déjà ni le temps ni les moyens de faire correctement leur travail… Les ARS manquent aussi de médecins en santé publique capables de faire de l’épidémiologie de terrain.
Au-delà de ce pan essentiel, il faut avoir en tête le déclassement tout au long de ces dernières décennies du courant hygiéniste faisant le lien entre fabrique de la ville et santé – à l’origine notamment des réseaux d’égouts et de la délocalisation des cimetières - par la médecine clinique, ou encore à la place prépondérante accordée à l’hôpital dans le système de santé français – avec des mastodontes (CHU) devenus « le centre de la santé », et non plus seulement « des centres de santé » comme l’a si bien dit Robert Debré. Tout ça fait que la santé environnementale et la santé publique ont peu à peu été reléguées dans l’ordre des priorités de l’Etat. En même temps qu’on s’est mis progressivement, nous, élus, à développer des villes nocives pour la santé…
Au-delà des enjeux liés à l’urbanisme à proprement parler, les élus locaux doivent-ils prendre une plus grande part dans l’organisation des politiques de santé ou de prévention ?
L’Etat est un acteur légitime de la santé, mais l’Assurance-Maladie et les collectivités aussi ! Ce n’est pas aux seuls ministres de la Santé et encore moins aux directeurs d’ARS de décider, en vase-clos, des orientations de notre système de santé. De par leurs fines connaissances des publics précaires les plus vulnérables, les collectivités locales et les CCAS ont tout leur rôle à jouer. A Grenoble, nous avons porté des actions de médiation en santé dès le début de l’épidémie, intégrant des objectifs de réduction des inégalités sociales de santé à travers notamment des opérations-dépistages dans les quartiers prioritaires ou encore la mobilisation des psychologues de la mairie pour faire face à l’explosion des problèmes de santé mentale. Avec le soutien de l’ARS, mais un renforcement de nos capacités d’action, ou ne serait-ce qu’une plus grande déconcentration des services de l’Etat pour accompagner les élus, me paraîtrait loin d’être incongru, à ce titre.
Ne comptez pas sur moi, cela dit, pour opposer l’Etat à l’Assurance-Maladie ou aux collectivités ! Ces bisbilles n’avancent à rien ! Ca reviendrait à faire fi des actions positives que certaines ARS peuvent conduire, déjà, en dépit des moyens dérisoires que leur alloue le ministère de la Santé. En outre, le ministère de la Santé doit conserver par-dessus tout un rôle de garant de l’équité de traitement entre territoires, afin que des régions ou des villes ne lèvent pas des moyens proportionnellement plus importants que d’autres pour X ou Y raisons.
Dans quel sens doit-on faire évoluer et renforcer les politiques de prévention, si l’on souhaite tendre vers moins d’hospitalisations demain ?
Un tas de leviers restent à activer. A commencer par une refonte des études de médecine. La France forme actuellement des professionnels de santé qui n’entendent jamais parler de discriminations ni d’inégalités sociales ou territoriales : ils ne reçoivent aucun enseignement en sociologie, ni même en sciences humaines et sociales plus globalement. Certains se forment sur le tas, mais d’autres traitent les patients sans prendre en compte tous les déterminants de santé, sans que ça ne soit véritablement de leur fait.
Les modes de financement – rémunération à l’acte pour la médecine de ville, tarification à l’activité pour les hôpitaux - ont également une incidence. Un médecin ne sera pas incité, au-delà de sa consultation, à prendre le temps pour faire de l’éducation thérapeutique, nouer une relation humaine avec les patients atteints de maladie chronique et se soignant hors les murs de l’hôpital, ni même s’assurer qu’ils ont bien compris leurs pathologies et le traitement préconisé… Bref, à remplir des objectifs de santé publique.
Sur ce dossier, l’Etat semble donc avoir davantage les cartes en main que les collectivités…
Oui et non. Quiconque reconnaît que la santé n’est pas qu’une affaire de professionnels de santé et de soins trouvera de quoi s’investir utilement. Les collectivités locales peuvent développer des dispositifs de « santé communautaire », ou bien encore embaucher des médiateurs ou médiatrices en santé pour activer les droits sanitaires, aller vers, orienter ou rassurer les publics vulnérables dans le besoin ou rencontrant des difficultés à intégrer les consignes institutionnelles de santé publique, gestes-barrières et autres messages d’autorité, etc.
Sur ce sujet de la communication, la crise sanitaire a montré que beaucoup de personnes étaient dubitatives par rapport à ce que pouvaient raconter les médecins entendus sur les plateaux TV, le Premier ministre Jean Castex ou Olivier Véran. Ceux-ci doivent accepter qu’ils ne sont pas les seuls tenants du savoir rationnel. Nous y avons d’autant plus intérêt que ces gens maintiennent leur confiance à tout un tas de relais de terrain – de leurs médecins de famille à leur coach sportif ou leurs proches. Il est de la responsabilité des collectivités et des institutions sanitaires d’user de nouvelles méthodes moins descendantes et verticales, pour informer plus efficacement nos concitoyens en matière de prévention et de santé publique."