« Les collectivités européennes doivent s’emparer de la question de la lutte contre la radicalisation »

Elizabeth Johnston, déléguée générale du Forum européen pour la sécurité urbaine (Fesu), décrit l'esprit et les lignes de force de la déclaration d’Aarhus, adoptée, le 18 novembre par son organisation et par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe. Cinq jours après les attentats de Paris, cette prise de position pose les bases d’une alliance des villes européennes face à l’extrémisme violent.
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Les collectivités territoriales engagées contre la radicalisation islamiste
voir le sommaireCourrierdesmaires.fr. Le Forum européen pour la sécurité urbaine(1) et le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux se sont retrouvés à Arhus (Pays-Bas) sur le thème « Autorités locales et régionales européennes face à l’extrémisme violent », le 18 novembre, 5 jours après les attentats de Paris. Une coïncidence ?
Elizabeth Johnton. Non. Nous travaillons sur ce sujet depuis plusieurs années. Ces événements tragiques s’inscrivent dans le contexte d’autres attaques. La conférence d’Aarhus était prévue de longue date. Et la déclaration que nous avons adoptée à cette occasion souligne qu’il s’agit d’un travail à long terme.
Quelle veut être la portée de la déclaration ?
E. J. Elle veut inviter les collectivités qui ne sont pas encore mobilisées à s’emparer de la question de la lutte contre la radicalisation à travers un réseau d’entraide européen. Il s’agit de créer une nouvelle structure, informelle, qui regroupe le Fesu et le Congrès des pouvoirs locaux sur cette thématique.
A travers cette alliance, les élus locaux pourront mieux se faire entendre des pouvoirs nationaux et européens. Toutes les instances européennes reconnaissent l’importance du niveau local, mais elles ont besoin d’interlocuteurs constitués.
L’alliance, qui devrait être constitué en 2016, lors du Sommet des maires de Rotterdam, parlera d’une voix afin que le niveau local soit représenté dans la coopération nationale et européenne.
La déclaration a été transmise aux commissaires européens concernés et au coordinateur pour la lutte contre le terroriste, Gilles de Kerchove.
A terme, il s’agit de construire un discours et des pratiques collectives face à des réseaux criminels. Que Saint-Denis, Molenbeek, Paris, Aarhus aient un discours commun par rapport à des populations et des réseaux très mobiles.© FESU
Vous avez le projet de constituer un réseau européen. Pourquoi ?
E. J. Les collectivités ne peuvent être expertes seules. D’où la nécessité d’un réseau pour apporter des idées, l’inspiration par les pairs, pour apprendre par l’expérience des autres. La déclaration porte le nom de la ville d’Aarhus, une ville posée comme modèle dans la prévention de la radicalisation.
Le réseau pourra aussi donner conscience aux élus du rôle qu’ils ont à jouer. Ils peuvent s’adresser au ministre concerné, pour s’inscrire de façon proactive dans la dynamique nationale.
A terme, il s’agit de construire un discours et des pratiques collectives face à des réseaux criminels. Que Saint-Denis, Molenbeek, Paris, Aarhus aient un discours commun par rapport à des populations et des réseaux très mobiles.
La tendance est à moins d’Europe et nous récoltons les fruits du désinvestissement de l’Europe.© FESU
En quoi la dimension européenne du réseau est-elle nécessaire, alors que les pouvoirs de police et de justice sont nationaux ?
E. J. Sur un thème comme celui de la radicalisation, c’est un non-sens de ne pas travailler au niveau européen. Dans ce domaine, il n’y a pas de frontière entre la Belgique et la France, entre Molenbeek et Saint-Denis.
Cela n’a pas de sens de rester centré sur des approches nationales alors que les événements plaident pour une plus grande intégration au niveau européen.
On s’étonne du manque d’échanges d’informations et de données au niveau des enquêtes policières et judiciaires. Il faut en tirer les conséquences.
La question se pose de la même façon concernant la nécessité de l’implication des villes…
E. J. La France a parfois eu dans le passé du mal à reconnaître les collectivités locales comme échelon pertinent de la prévention et de la lutte contre la radicalisation. Elle a une vision policière et judiciaire de la question qui fait appel à l’échelon national.
Pourtant, la prévention et l’accompagnement des familles dans les quartiers et les villes est portée par le niveau local, bien que ce soit peu visible. En Belgique, les maires ont plus de moyens sur la police et on attend plus d’eux.
Il y a des foyers de radicalisation dans les lieux les plus improbables. Il ne faut pas jeter l’opprobre sur telle ou telle collectivité.© FESU
La faillite des élus de Molenbeek est dénoncée. N’est-il pas risqué de se reposer sur les villes ?
E. J. Il faut être humble sur cette question. Il y a des foyers de radicalisation dans les lieux les plus improbables. Il ne faut pas jeter l’opprobre sur telle ou telle collectivité.
Nous sommes face à de vrais réseaux mondiaux et européens, face à une criminalité mouvante. C’est pourquoi nous plaidons pour un réseau européen de prévention, pour une vision ancrée sur les territoires et dans la dimension européenne.
La fermeture des frontières, réclamées par certains, ne serait-elle pas une solution ?
E. J. Non, elle ne serait pas réaliste. Elle ne correspond pas à l’Europe que nous voulons pour l’économie, le commerce, le tourisme.
N’oublions pas que ces réseaux criminels ne sont pas dans la légalité. Ils trouveront toujours le moyen d’échapper à la fermeture des frontières. Celle-ci serait inefficace et pénaliserait tous les aspects positifs de l’Europe.
Si ces événements tragiques ne sont pas accompagnés par les collectivités, il y a un risque réel d’augmentation du rejet de l’autre, des discriminations.© FESU
Les attentats sont-ils un risque pour la cohésion sociale ?
E. J. Oui. Si ces événements tragiques ne sont pas accompagnés par les collectivités, il y a un risque réel d’augmentation du rejet de l’autre, des discriminations.
Les villes doivent assumer un rôle pédagogique et rappeler que la radicalisation intervient dans différents contextes, comme la radicalisation d’extrême-droite, faire en sorte qu’un effet secondaire des attentats ne soient pas la montée des discriminations.
Comment les villes doivent-elles s’organiser ?
E. J. Il n’y a pas de profil type du radicalisé. Et donc pas de recette pour la prévention. Les stratégies locales de prévention de la radicalisation doivent être ciblées sur l’individu, et s’inscrire dans une politique de prévention plus générale.
Quand une ville identifie une personne à risque, elle doit mobiliser les moyens qui font partie des dispositifs de prévention existants, comme le soutien aux familles, la mobilisation des associations, des écoles. Pas la peine d’inventer de nouveaux moyens.
Il faut former les élèves, mais aussi les adultes à l’esprit critique. Il faut aider ce public à déconstruire le discours de radicalisation. Les collectivités peuvent repérer les personnalités qui ont une voix crédible pour cette déconstruction. Elles disposent aussi d’espaces pour aborder ces sujets : écoles, centres aérés, maisons de quartier.
Le Fesu organise régulièrement des formations sur la prévention de la radicalisation violente pour les techniciens et les élus. La prochaine aura lieu à Paris, les 16 et 17 décembre.
Réseau européen de 300 collectivités locales crée en 1987 à Barcelone, à l'initiative de Gilbert Bonnemaison, ancien maire d'Epinay-sur-Seine, et avec le soutien du Conseil de l'Europe, l’objectif du Forum européen pour la sécurité urbaine est de renforcer les politiques de prévention de la criminalité et de promouvoir le rôle de l'élu dans les politiques nationales et européennes. - Retourner au texte
Références
Sommaire du dossier
23 articles Lire le 1er article- Article 01 - Faut-il transmettre aux élus locaux les infos du renseignement sur les fichés « S » radicalisés ?
- Article 02 - Prévention de la radicalisation : les 6 mesures du plan gouvernemental intéressant les collectivités
- Article 03 - Prévention de la radicalisation : tout (ou presque !) reste à inventer
- Article 04 - « La dimension sociétale et culturelle de la radicalisation » nécessite l’engagement des élus
- Article 05 - Déradicalisation : tout savoir de la convention signée entre le gouvernement et France urbaine
- Article 06 - Alerter et réinsérer avant de penser sécurité
- Article 07 - « Allons au-delà de la sécurité et protégeons notre jeunesse de la propagande islamiste »
- Article 08 - La lutte contre le terrorisme, l’affaire de tous
- Article 09 - L’Etat veut s’appuyer sur les collectivités dans la lutte contre la radicalisation
- Article 10 - Après l’attentat de Nice : état d’urgence et implication des collectivités
- Article 11 - Patrick Lagadec, spécialiste des crises majeures : « Le maire doit se préparer à l’imprévisible »
- Article 12 - Après les attentats, Ville & Banlieue rend sa copie sur la prévention des dérives fondamentalistes
- Article 13 - Cellules de suivi : un accompagnement local opérationnel, mais qui doit encore mieux associer les collectivités
- Article 14 - Vigipirate : le guide de bonnes pratiques distribué aux élus et agents des collectivités locales
- Article 15 - Prévention de la radicalisation : les maires et l’Etat signent une convention de partenariat
- Article 16 - Attentats : François Hollande en appelle aux maires pour contribuer plus encore à l’ordre public
- Article 17 - « Les collectivités européennes doivent s’emparer de la question de la lutte contre la radicalisation »
- Article 18 - Prévention de la radicalisation : des outils pour les maires
- Article 19 - Radicalisation : un plan national pour repérer et prendre en charge les individus
- Article 20 - François Baroin assure Bernard Cazeneuve de l’implication des maires pour « garantir la pleine sécurité des habitants »
- Article 21 - Radicalisation islamiste et filiales djihadistes : prévenir, détecter et traiter
- Article 22 - Sécurité intérieure et lutte antiterroriste : un dispositif rénové pour les communes
- Article 23 - Déscolarisation : les maires en première ligne, mais du chemin reste à parcourir…
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